Tirer un coup de feu sur un "Martien", est-ce assimilable, au regard de la loi pénale, au même geste excercé sur un homme ?
La question, estimera-t-on, relève du domaine de la plus haute fantaisie, pour le moins d'une anticipation trop
hâtive ; elle est dénuée, en tous cas, de toute application pratique. Que non pas ! L'actualité nous apprend, en effet
s2Le Figaro, 17 octobre 1954 que M. Ruant,
cultivateur à Sinceny (Aisne) était occupé, la nuit, à dépanner sa voiture, dans un pré proche de chez lui, quand 2
coups de fusil de chasse furent tirés dans sa direction. Les plombs s'écrasèrent sur la carrosserie du véhicule, non
loin de sa tête. M. Ruant porta plainte et l'enquête aussitôt ouverte permit de
retrouver rapidement l'auteur des 2 coups de feu, qui était un voisin, M. Faisan. Ce
dernier a déclaré à la police : "J'ai cru, en voyant une silhouette évoluant dans la lumière de 2 phares, être en
présence d'un martien en train de réparer sa soucoupe volante.
Je suis allé cherché mon fusil et j'ai tiré". M. Faisan
, ajoute l'article, sera
poursuivi, malgré sa bonne foi
.
Nous serions curieux de savoir quelle est la qualification retenue : aucune blessure n'en étant résultée pour la victime, on peut songer — selon que l'on retient "l'animus necandi" ou non à la charge de l'auteur — soit à la tentative de meurtre, soit aux violences volontaires de l'article 311 du Code pénal. Le délit involontaire de l'article 320 du Code pénal, qui conviendrait le mieux à une affaire de cette nature, peut-il être retenu, en l'absence de toute blessure, maladie ou incapacité chez la victime ? On pourrait songer aussi à une qualification de délit de chasse — ce qui n'est pas aussi extravaguant que cela peut paraître à priori. On peut, enfin, estimer que le fait ne peut être versé dans le moule d'aucune qualification pénale, ce qui exclurait toute poursuite ou entraînerait la relaxe du prévenu.
Le problème étant ainsi posé, rappelons brièvement quelle peut être l'influence de l'erreur de fait sur la responsabilité pénale en général.
Il y a erreur de fait — on le sait — lorsque le lien de causalité réel entre l'acte accompli et son résultat ne correspond pas au lien de cause à effet intellectuel ou subjectif, c'est-à-dire à celui que l'auteur de l'acte a dans l'esprit au moment de sa détermination. L'agent ne prévoit pas les conséquences matérielles que son acte produira, de sorte que sa volonté ne porte pas sur ces conséquences. Si l'intention est exclue, la volonté, par contre, demeure. Cette dernière existe, car l'auteur a voulu l'action génératrice du fait délictueux ; ce qu'il n'a pas voulu, c'est le résultat qui s'est produit.
Certes, il y a des cas où l'erreur est destructrice de la volonté elle-même : le langage populaire dit alors qu'on se
trouve en présence d'un malheur, d'un accident, d'une force majeure
, résultant d'une erreur invincible et
commune.
Mais, le plus souvent, la conséquence de l'erreur n'est pas dans la négation de la volonté, mais seulement de l'intention : on dit, dans ce cas, que l'agent est de bonne foi.
L'erreur de fait n'exempte de toute responsabilité que lorsqu'elle est essentielle et invincible ; mais si une négligence ou une imprudence est imputable à l'auteur, si ce dernier, par un surcroît d'attention et d'observation pouvait éviter l'erreur, il est responsable dans tous les cas où la loi punit la simple faute. L'erreur étant la négation de l'intention, le délit intentionnel ne peut être constitué lorsqu'il y a erreur. Par contre, le fait sera réprimé, dans le cas d'infraction non intentionnelle.
Dans notre espèce, l'auteur du coup de feu, M. Faisan
, est de bonne foi, nous dit
le chroniqueur. Il n'a pas essayé de camoufler sous une prétendue croyance contagieuse un froid règlement de compte
avec son voisin ; victime d'une hallucination collective ou individuelle, il a cru de bonne foi — bien qu'un peu
naïvement — à l'apparition d'un martien qui, après avoir "atterri", réparait sa "soucoupe volante".
Cette erreur de fait porte, observera-t-on, sur la personne, objet passif du délit ; or, on admet qu'une telle excuse ne saurait faire disparaître la responsabilité pénale. En cas d'"error personae", l'agent s'est trompé sur l'identité de la victime ; il a voulu tuer Paul et a tué Pierre, le prenant pour Paul. En cas d'"aberratio ictus", l'agent a frappé une autre personne que celle qu'il voulait atteindre, à cause de la déviation du coup : le coup de feu dirigé contre Paul a atteint Pierre. Dans les 2 cas, la personne, victime de l'homicide, est autre que celle que l'agent voulait atteindre. Peu importe : il y a toujours un meurtre consommé, car l'intention criminelle et l'élément matériel sont réunis. Au regard de la société, la vie de Pierre vaut celle de Paul. En est-il de même pour notre "martien" ?
Nous pensons qu'en l'espèce, le sieur Faisan
n'a commis ni error
personae ni aberratio ictus, qui n'ont pour effet — on vient de le voir — de changer ni la
nature, ni la gravité du délit accompli. Son erreur n'est pas seulement formelle, donc inopérante ; elle est essentielle,
donc opérante, puisqu'elle porte sur un élément constitutif du délit. Cet élément, tant de l'homicide volontaire (ou
de sa tentative) que des violences ou voies de fait volontaires, réside dans le caractère "humain" de la victime.
L'homicide et la mort volontairement donnée à un homme (hominis coedes) ; la répression des coups et
violences volontaires figure, par ailleurs, dans le Code pénal sous la rubrique de "Crimes et délits contre les
personnes".
Or, l'on doit apprécier la culpabilité de l'agent subjectivement, c'est-à-dire en fonction de sa victime intentionnelle (en l'espèce le "martien"), et non objectivement, en fonction de sa victime réelle (en l'espèce, son voisin Ruant).
Voluntas, non factum puniendum est
. Il conviendrait donc de rechercher si une assimilation entre un être
humain et un éventuel "martien" s'avère possible. Recherche délicate, puisque nous ne savons pas ce qu'est un
"martien", si toutefois il en existe. Il n'est jusqu'à présent, en tous cas, qu'un insaisissable fantôme. S'il est
anthropomorphe, ce caractère est-il suffisant ? Il ne le semble pas. Notre terme "humain", qui vient de homo, est
apparenté à humus (terre) : l'humain est proprement le terrestre, par opposition aux créatures célestes. S'il existe,
on peut, certes, s'aventurer à déclarer qu'il est un être nécessairement adapté aux conditions physiques du milieu
ambiant dans lequel il vit et sans doute également un être évolué, doué de raison et d'intelligence, puisqu'il a su
— par hypothèse — inventer et utiliser des engins pour parvenir jusqu'à nous, alors que nous n'avons pu
encore, de notre côté, trouver le moyen d'aller jusqu'à lui. Il n'en demeure pas moins que toute assimilation du
"martien" à l'humain serait purement gratuite, faute d'être démontrée et comme telle sans valeur, dans une matière où
tout argument d'analogie doit être banni. Cet être nouveau pour nos yeux de terrien, puisqu'il se meut de lui-même,
serait, pour le moins, un animal ; c'est, affirme le professeur Oberth, inventeur de la célèbre fusée V-2, une plante douée de raison, une plante pensante appelée
"Uranide", qui aurait des milliers d'années d'avance sur les terriens, tant au point de vue spirituel qu'au point de
vue technique, et qui se déplacerait dans des engins mystérieux à une vitesse proche de celle de la lumière.
Quelqu'opinion que l'on adopte, vouloir appliquer au "martien" des lois — au sens large du terme — faites pour les humains, c'est vouloir, de toute évidence, faire éclater le cadre pour lequel ces lois avaient été conçues.
Pour apprécider l'influence de cette erreur de fait, il importe ici de rappeler brièvement les principes. Lorsque l'agent a voulu l'acte et ses conséquences, il y a intention. Quand la volonté ne porte pas sur le résultat produit, mais que l'agent a eu la possibilité de le prévoir, il y a faute. L'intention et la faute constituent les 2 degrés de la culpabilité. Enfin, si la prudence humaine est impuissante à éviter le résultat, toute culpabilité disparaît, la volonté n'ayant aucune part dans l'événement qui s'est produit.
En l'espèce, le sieur Faisan
, en prenant de nuit son voisin Ruant
pour un "martien" a-t-il commis une erreur de fait invincible et absolue, qu'il ne pouvait éviter même au
prix de la plus grande diligence, ou seulement une erreur invincible et relative, qu'avec plus de diligence
il pouvait éviter ?
Certes, il est souvent difficile en pratique de savoir si l'erreur commise est invincilbe ou vincible.
Ce qu'il y a de piquant, en l'occurence, c'est qu'il y a quelques mois à peine, si un individu, auteur du même fait,
avait invoqué la même erreur ou la même croyance, personne — y compris le juge — n'aurait hésité à le
faire examiner sur le champ par un psychiatre. Aujourd'hui, on admet sa croyance comme plausible, on le croit de
bonne foi
, mais nul, le psychiatre lui-même sans doute, n'y verrait quelque atteinte à ses facultés mentales,
tout au plus une tendance excessive à tenir pour vrai ce qui n'est pas encore établi.
Il faut convenir cependant qu'une sorte de psychose, d'hallucination collective s'est emparée de la population depuis quelque temps, à tel point que, selon l'estimation courante, 2 personnes sur 3 pensent, ou ont pensé au sujet de soucoupe volante, qu'il y a effectivement "quelque chose" et sont dans l'attente d'une révélation. La suggestion joue chez certains, la peur chez d'autres, l'esprit d'imitation, une sorte de contagion, chez beaucoup : en un mot, c'est l'influence de la psychologie des foules. Certaines émissions radiophoniques d'anticipation ont montré éloquemment, il y a quelques années, combien la foule était influençable.
S'il existe un ensemble de circonstances et de témoignages permettant d'estimer, peut-être, que le phénomène des soucoupes volantes mérite d'être pris au sérieux, était-ce
cependant suffisant pour que M. Faisan
tire un coup de feu sur un être
anthropomorphe qu'il n'avait pas identifié et qui, au surplus, n'était pas agressif, puisqu'il réparait son engin ?
Non, l'erreur de M. Faisan
n'était pas une erreur insurmontable, invincible et
commune : si elle exclue, faute d'intention, tout infraction intentionnelle (tentative de meurtre, violences
volontaires), elle laisse subsister une faute : car il y a imprudence, négligence, à tirer un coup de feu dans les
conditions où il l'a fait. Il aurait pu, en faisant usage de ses facultés, prévoir l'accident qu'il n'a pas prévu,
mais qu'il lui était cependant possible de prévoir. L'existence de "martiens" n'ayant pas encore été démontrée, il
aurait dû se dire : Si celui que je prends pour un "martien" n'était par hasard qu'un vulgaire humain, je risque de
le blesser, voire de le tuer. Je dois donc m'abstenir de tirer
. Tout homme raisonnable et prudent ne serait donc
pas tombé dans la même erreur.
Ainsi donc, à défaut de tentative d'homicide volontaire ou de violences volontaires, infractions qui ne peuvent être
retenues en l'absence d'intention chez l'agent de tuer un être humain ou d'exercer sur lui des violences, peut-on
retenir un délit involontaire à l'encontre du sieur Faisan
?
Certes, cette qualification serait incontestablement celle qui conviendrait logiquement et équitablement à un fait de cette nature ; il semble cependant qu'à défaut de blessure reçue par la victime, et à moins que cette dernière ne puisse justifier d'une maladie ou l'incapacité de travail occasionnée par la frayeur consécutive au coup de feu, le délit ou la contravention de blessures involontaires ne puisse être également retenu. Il s'agit ici d'une violence-frayeur sans lendemain.
Au risque de nous voir taxer d'originalité, nous hasardons, en l'espèce, l'inculpation de délit de chasse.
Mais comment, dira-t-on ? Outre que M. Faisan
— en dépit de son nom —
ne serait pas la cible, mais le chasseur, il faudrait — en l'occurence — prendre les "martiens" pour des
animaux nuisibles ou dangereux, tout juste bons à pourchasser, alors qu'il se sont révélés aimables et même tendres, à
en croire certains témoins !
Il est vrai que M. Faisan
, manquant totalement de la plus élémentaire courtoisie
interplanétaire, a risqué, par son geste inconsidéré, de déclencher la plus incroyable guerre des mondes ; mais, dans
son esprit, il a voulu — mû sans doute par la peur, à moins que ce ne soit par une coupable curiosité —
tuer, blesser ou effrayer un être inconnu de lui, qu'il considérait comme nuisible ou dangereux. Cet être, doué de
mouvement, était, dans la représentation que s'en faisait M. Faisan
, pour le moins
un animal. Cible sur laquelle il a tiré de nuit, avec son fusil de chasse, en dehors de toute battue régulièrement
autorisée, ce qui constitue un délit de chasse librement et volontairement exécuté.
Si, par contre, on estime qu'une telle qualification est plus humoristique que jurdidique, il apparaît que le geste
malheureux de M. Faisan
, faute de pouvoir être qualifié, n'est pas pénalement
saisissable. Ne crions pas à la scandaleuse impunité ! La situation ne serait-elle pas la même si, me promenant dans
quelque forêt broussailleuse, j'étais tout à coup pris comme gibier et pour cible par un chasseur myope et maladroit
qui me raterait de justesse ? La vive frayeur ressentie, la violence en un mot, si elle n'occasionnait aucune maladie
ou incapacité de travail, ne pourrait motiver contre son involontaire auteur une quelconque sanction pénale.
Sans doute n'est-ce là qu'un avant-goût des difficultés qui nous attendent. La presse nous apprend qu'ébloui dans la nuit du 24 octobre par une soucoupe
volante
, un automobiliste heurte un arbre près de Poitiers et se blesse, ainsi que son compagnon de route.
Demain peut-être, en quête de nouveautés, une épouse sera surprise par son mari en galante conversation avec un
"martien", et si le mari réagit quelque peu violemment, quelles inextricables complications les juristes ne
rencontreront-ils pas alors, pour adapter notre bon vieux code terrien de 1810
aux scabreuses situations interplanétaires de 195... ?
Nous assisterons peut-être à la naissance d'un nouveau droit, non plus international, mais interplanétaire. Après tout, pourquoi pas ?