Je suis à peu près dans le même cas où se trouva Cicéron, lorsqu'il entreprit de mettre en sa langue des matières de philosophie, qui jusque-là n'avaient été traitées qu'en grec. Il nous apprend qu'on disait que ses ouvrages seraient fort inutiles, parce que ceux qui aimaient la philosophie s'étant bien donné la peine de la chercher dans les livres grecs, négligeraient après cela de la voir dans les livres latins, qui ne seraient pas originaux, et que ceux qui n'avaient pas de goût pour la philosophie ne se souciaient de la voir ni en latin, ni en grec.
à cela il répond qu'il arriverait tout le contraire, que ceux qui n'étaient pas philosophes seraient tentés de le devenir par la facilité de lire les livres latins ; et que ceux qui l'étaient déjà par la lecture des livres grecs seraient bien aises de voir comment ces choses-là avaient été maniées en latin.
Cicéron avait raison de parler ainsi. L'excellence de son génie et la grande réputation qu'il avait déjà acquise lui garantissaient le succès de cette nouvelle sorte d'ouvrages qu'il donnait au public ; mais moi, je suis bien éloigné d'avoir les mêmes sujets de confiance dans une entreprise presque pareille à la sienne. J'ai voulu traiter la philosophie d'une manière qui ne fût point philosophique ; j'ai tâché de l'amener à un point où elle ne fût ni trop sèche pour les gens du monde, ni trop badine pour les savants. Mais si on me dit, à peu près comme à Cicéron, qu'un pareil ouvrage n'est propre ni aux savants qui n'y peuvent rien apprendre, ni aux gens du monde qui n'auront point d'envie d'y rien apprendre, je n'ai garde de répondre ce qu'il répondit. Il se peut bien faire qu'en cherchant un milieu où la philosophie convînt à tout le monde, j'en aie trouvé un où elle ne convienne à personne ; les milieux sont trop difficiles à tenir, et je ne crois pas qu'il me prenne envie de me mettre une seconde fois dans la même peine.
Je dois avertir ceux qui liront ce livre, et qui ont quelque connaissance de la physique, que je n'ai point du tout prétendu les instruire, mais seulement les divertir en leur présentant d'une manière un peu plus agréable et plus égayée ce qu'ils savent déjà plus solidement ; et j'avertis ceux pour qui ces matières sont nouvelles que j'ai cru pouvoir les instruire et les divertir tout ensemble. Les premiers iront contre mon intention, s'ils cherchent ici de l'utilité ; et les seconds, s'ils n'y cherchent que de l'agrément.
Je ne m'amuserai point à dire que j'ai choisi dans toute la philosophie la matière la plus capable de piquer la curiosité. Il semble que rien ne devrait nous intéresser davantage que de savoir comment est fait ce monde que nous habitons, s'il y a d'autres mondes semblables, et qui soient habités aussi ; mais après tout, s'inquiète de tout cela qui veut. Ceux qui ont des pensées à perdre, les peuvent perdre sur ces sortes de sujets ; mais tout le monde n'est pas en état de faire cette dépense inutile.
J'ai mis dans ces entretiens une femme que l'on instruit, et qui n'a jamais ouï parler de ces choses-là. J'ai cru que cette fiction me servirait et à rendre l'ouvrage plus susceptible d'agrément, et à encourager les dames par l'exemple d'une femme qui, ne sortant jamais des bornes d'une personne qui n'a nulle teinture de science, ne laisse pas d'entendre ce qu'on lui dit, et de ranger dans sa tête sans confusion les tourbillons et les mondes. Pourquoi des femmes céderaient-elles à cette marquise imaginaire, qui ne conçoit que ce qu'elle ne peut se dispenser de concevoir ?
à la vérité, elle s'applique un peu, mais qu'est-ce ici que s'appliquer ? Ce n'est pas pénétrer à force de méditation une chose obscure d'elle-même, ou expliquée obscurément, c'est seulement ne point lire sans se représenter nettement ce qu'on lit. Je ne demande aux dames, pour tout ce système de philosophie, que la même application qu'il faut donner à la Princesse de Clèves, si on veut en suivre bien l'intrigue, et en connaîîute la beauté. Il est vrai que les idées de ce livre-ci sont moins familières à la plupart des femmes que celles de la Princesse de Clèves, mais elles n'en sont pas plus obscures, et je suis sûr qu'à une seconde lecture tout au plus, il ne leur en sera rien échappé.
Comme je n'ai pas prétendu faire un système en l'air, et qui n'eût aucun fondement, j'ai employé de vrais raisonnements de physique, et j'en ai employés autant qu'il a été nécessaire. Mais il se trouve heureusement dans ce sujet que les idées de physique y sont riantes d'elles-mêmes, et que, dans le même temps qu'elles contentent la raison, elles donnent à l'imagination un spectacle qui lui plaît autî s'il était fait exprès pour elle.
Quand j'ai trouvé quelques morceaux qui n'étaient pas tout à fait de cette espèce, je leur ai donné des ornements étrangers. Virgile en a usé ainsi dans ses Géorgiques, où il sauve le fond de sa matière, qui est tout à fait sèche, par des digressions fréquentes et souvent fort agréables. Ovide même en a fait autant dans l'Art d'aimer, quoique le fond de sa matière fût infiniment plus agréable que tout ce qu'il y pouvait mêler. Apparemment, il a cru qu'il était ennuyeux de parler toujours d'une même chose, fût-ce de préceptes de galanterie. Pour moi qui avais plus de besoin que lui du secours des digressions, je ne m'en suis pourtant servi qu'avec assez de ménagement. Je les ai autorisées par la liberté naturelle de la conversation ; je ne les ai placées que dans des endroits où j'ai cru qu'on serait bien aise de les trouver ; j'en ai mis la plus grande partie dans les commencements de l'ouvrage, parce qu'alors l'esprit n'est pas encore assez accoutumé aux idées principales que je lui offre ; enfin je les ai prises dans mon sujet même, ou assez proches de mon sujet.
Je n'ai rien voulu imaginer sur les habitants des mondes, qui fût entièrement impossible et chimérique. J'ai tâché de dire tout ce qu'on en pouvait penser raisonnablement, et les visions même que j'ai ajoutées à cela ont quelque fondement réel. Le vrai et le faux sont mêlés ici, mais ils y sont toujours aisés à distinguer. Je n'entreprends point de justifier un composé si bizarre, c'est là le point le plus important de cet ouvrage, et c'est cela justement dont je ne puis rendre raison.
Il ne me reste plus dans cette préface qu'à parler à une sorte de personnes, mais ce seront peut-être les plus difficiles à contenter, non que l'on n'ait à leur donner de fort bonnes raisons, mais parce qu'elles ont le privilège de ne pas se payer, si elles ne le veulent, de toutes les raisons qui sont bonnes. Ce sont les gens scrupuleux, qui pourront s'imaginer qu'il y a du danger par rapport à la religion, à mettre des habitants ailleurs que sur la Terre. Je respecte jusqu'aux délicatesses excessives que l'on a faites sur le fait de la religion, et celle-là même que je l'aurais respectée au point de ne la vouloir pas choquer dans cet ouvrage, si elle était contraire à mon sentiment ; mais ce qui va peut-être vous paraître surprenîle ne regarde pas seulement ce système, où je remplis d'habitants une infinité de mondes. Il ne faut que démêler une petite erreur d'imagination. Quand on vous dit que la Lune est habitée, vous vous y représentez aussitôt des hommes faits comme nous, et puis, si vous êtes un peu théologien, vous voilà plein de difficultés. La postérité d'Adam n'a pas pu s'étendre jusque dans la Lune, ni envoyer des colonies en ce pays-là. Les hommes qui sont dans la Lune ne sont donc pas fils d'Adam. Or il serait embarrassant, dans la théologie, qu'il y eût des hommes qui ne descendissent pas de lui. Il n'est pas besoin d'en dire davantage, toutes les difficultés imaginables se réduisent à cela, et les termes qu'il faudrait employer dans une plus longue explication sont trop dignes de respect pour être mis dans un livre aussi peu grave que celui-ci. L'objection roule donc tout entière sur les hommes de la Lune, mais ce sont ceux qui la font, à qui il plaît de mettre des hîans la Lune ; moi, je n'y en mets point. J'y mets des habitants qui ne sont point du tout des hommes ; que sont-ils donc ? je ne les ai point vus, ce n'est pas pour les avoir vus que j'en parle. Et ne soupçonnez pas que ce soit une défaite dont je me serve pour éluder votre objection que de dire qu'il n'y a point d'hommes dans la Lune, vous verrez qu'il est impossible qu'il y en ait selon l'idée que j'ai de la diversité infinie que la nature doit avoir mise dans ses ouvrages. Cette idée règne dans tout le livre, et elle ne peut être contestée d'aucun philosophe. Ainsi je crois que je n'entendrai faire cette objection qu'à ceux qui parleront de ces entretiens sans les avoir lus. Mais est-ce un sujet de me rassurer ? Non, c'en est un au contraire très légitime de craindre que l'objection ne me soit faite de bien des endroits.
à Monsieur L...
Vous voulez, Monsieur, que je vous rende un compte exact de la manière dont j'ai passé mon temps à la campagne, chez Madame la Marquise de G---. Savez-vous bien que ce compte exact sera un livre ; et ce qu'il y a de pis, un livre de philosophie ? Vous vous attendez à des fêtes, à des parties de jeu ou de chasse, et vous aurez des planètes, des mondes, des tourbillons ; il n'a presque été question que de ces choses-là. Heureusement vous êtes philosophe, et vous ne vous en moquerez pas tant qu'un autre. Peut être même serez-vous bien aise que j'aie attiré Madame la Marquise dans le parti de la philosophie. Nous ne pouvions faire une acquisition plus considérable ; car je compte que la beauté et la jeunesse sont toujours des choses d'un grand prix. Ne croyez-vous pas que si la sagesse elle-même voulait se présenter aux hommes avec succès, elle ne ferait point mal de paraître sous une figure quiîhât un peu de celle de la Marquise ? Surtout si elle pouvait avoir dans sa conversation les mêmes agréments, je suis persuadé que tout le monde courrait après la sagesse. Ne vous attendez pourtant pas à entendre des merveilles, quand je vous ferai le récit des entretiens que j'ai eus avec cette dame ; il faudrait presque avoir autant d'esprit qu'elle, pour répéter ce qu'elle dit de la manière dont elle l'a dit. Vous lui verrez seulement cette vivacité d'intelligence que vous lui connaissez. Pour moi, je la tiens savante, à cause de l'extrême facilité qu'elle aurait à le devenir. Qu'est-ce qui lui manque ? d'avoir ouvert les yeux sur des livres ; cela n'est rien, et bien des gens l'ont fait toute leur vie, à qui je refuserais, si j'osais, le nom de savants. Au reste, Monsieur, vous m'aurez une obligation. Je sais bien qu'avant que d'entrer dans le détail des conversations que j'ai eues avec la Marquise, je serais en droit de vous décrire le château où elle était allée passer l'automne. On a souvent décrit des châteaux pour de moindres occasions ; mais je vous ferai grâce sur cela. Il suffit que vous sachiez que quand j'arrivai chez elle, je n'y trouvai point de compagnie, et que j'en fus fort aise. Les deux premiers jours n'eurent rien de remarquable ; ils se passèrent à épuiser les nouvelles de Paris d'où je venais, mais ensuite vinrent ces entretiens dont je veux vous faire part. Je vous les diviserai par soirs, parce qu'effectivement nous n'eûmes de ces entretiens que les soirs.
Que la Terre est une planète qui tourne sur elle-même, et autour du Soleil.
Nous allâmes donc un soir après souper nous promener dans le parc. Il faisait un frais délicieux, qui nous récompensait d'une journée fort chaude que nous avions essuyée. La Lune était levée il y avait peut-être une heure et ses rayons, qui ne venaient à nous qu'entre les branches des arbres, faisaient un agréable mélange d'un blanc fort vif, avec tout ce vert qui paraissait noir. Il n'y avait pas un nuage qui dérobât ou qui obscurcît la moindre étoile, eîacute;taient toutes d'un or pur et éclatant, et qui était encore relevé par le fond bleu où elles sont attachées. Ce spectacle me fit rêver ; et peut-être sans la marquise eussé-je rêvé assez longtemps ; mais la présence d'une si aimable dame ne me permit pas de m'abandonner à la Lune et aux étoiles. Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que le jour même n'est pas si beau qu'une belle nuit ? Oui, me répondit-elle, la beauté du jour est comme une beauté blonde qui a plus de brillant ; mais la beauté de la nuit est une beauté brune qui est plus touchante. Vous êtes bien généreuse, repris-je, de donner cet avantage aux brunes, vous qui ne l'êtes pas. Il est pourtant vrai que le jour est ce qu'il y a de plus beau dans la nature, et que les héroïnes de romans, qui sont ce qu'il y a de plus beau dans l'imagination, sont presque toujours blondes. Ce n'est rien que la beauté, répliqua-t'elle, si elle ne touche. Avouez que le jour ne vous eût jamais jeté dans une rêverie aussi douce que celle où je vous ai vu près de tomber tout à l'heure à la vue de cette belle nuit. J'en conviens, répondis-je ; mais en récompense, une blonde comme vous me ferait encore mieux rêver que la plus belle nuit du monde, avec toute sa beauté brune. Quand cela serait vrai, répliqua-t-elle, je ne m'en contenterais pas. Je voudrais que le jour, puisque les blondes doivent être dans ses intérêts, fût aussi le même effet. Pourquoi les amants, qui sont bons juges de ce qui touche, ne s'adressent-ils jamais qu'à la nuit dans toutes les chansons et dans toutes les élégies que je connais ? Il faut bien que la nuit ait leurs remerciements, lui dis-je ; mais, reprit-elle, elle a aussi toutes leurs plaintes. Le jour ne s'attire point leurs confidences ; d'où cela vient-il ? C'est apparemment, répondis-je, qu'il n'inspire point je ne sais quoi de triste et de passionné. Il semble pendant la nuit que tout soit en repos. On s'imagine que les étoiles marchent avec plus de silence que le soleil, les objets que le ciel présente sont plus doux, la vue s'y arrête plus aisément ; enfin on en rêve mieux, parce qu'on se flatte d'être alors dans toute la nature la seule personne occupée à rêver. Peut-être aussi que le spectacle du jour est trop uniforme, ce n'est qu'un soleil, et une voûte bleue, mais il se peut que la vue de toutes ces étoiles semées confusément, et disposées au hasard en mille figures différentes, favorise la rêverie, et un certain désordre de pensées où l'on ne tombe point sans plaisir. J'ai toujours senti ce que vous me dites, reprit-elle, j'aime les étoiles, et je me plaindrais volontiers du soleil qui nous les efface. Ah ! m'écriai-je, je ne puis lui pardonner de me faire perdre de vue tous ces mondes. Qu'appelez-vous tous ces mondes ? me dit-elle, en me regardant, et en se tournant vers moi. Je vous demande pardon, répondis-je. Vous m'avez mis sur ma folie, et aussitôt mon imagination s'est échappée. Quelle est donc cette folie ? reprit-elle. Hélas ! répliquai-je, je suis bien fâché qu'il faille vous l'avouer, je me suis mis dans la tête que chaque étoile pourrait bien être un monde. Je ne jurerais pourtant pas que cela fût vrai, mais je le tiens pour vrai, parce qu'il me fait plaisir à croire. C'est une idée qui me plaît, et qui s'est placée dans îrit d'une manière riante. Selon moi, il n'y a pas jusqu'aux vérités auxquelles l'agrément ne soit nécessaire. Eh bien, reprit-elle, puisque votre folie est si agréable, donnez-la moi, je croirai sur les étoiles tout ce que vous voudrez, pourvu que j'y trouve du plaisir. Ah ! Madame, répondis-je bien vite, ce n'est pas un plaisir comme celui que vous auriez à une comédie de Molière ; c'en est un qui est je ne sais où dans la raison, et qui ne fait rire que l'esprit. Quoi donc, reprit-elle, croyez-vous qu'on soit incapable des plaisirs qui ne sont que dans la raison ? Je veux tout à l'heure vous faire voir le contraire, apprenez-moi vos étoiles. Non, répliquai-je, il ne me sera point reproché que dans un bois, à dix heures du soir, j'aie parlé de philosophie à la plus aimable personne que je connaisse. Cherchez ailleurs vos philosophes.
J'eus beau me défendre encore quelque temps sur ce ton-là, il fallut céder. Je lui fis du moins promettre pour mon honneur, qu'elle me garderait le secret, et quand je fus hors d'état de m'en pouvoir dédire, et que je voulus parler, je vis que je ne savais pas où commencer mon discours ; car avec une personne comme elle, qui ne savait rien en matière de physique, il fallait prendre les choses de bien loin, pour lui prouver que la Terre pouvait être une planète, et les planètes autant de terres, et toutes les étoiles autant de soleils qui éclairaient des mondes. J'en revenais toujours à lui dire qu'il aurait mieux valu s'entre tenir de bagatelles, comme toute personne raisonnable auraient fait en notre place. à la fin cependant, pour lui donner une idée générale de la philosophie, voici par où je commençai.
Toute la philosophie, lui dis-je, n'est fondée que sur deux choses, sur ce qu'on a l'esprit curieux et les yeux mauvais ; car si vous aviez les yeux meilleurs, que vous ne les avez, vous verriez bien si les étoiles sont des soleils qui éclairent autant de mondes, ou si elles n'en sont pas ; et si d'un autre côté vous étiez moins curieuse, vous ne vous soucieriez pas de le savoir, ce qui reviendrait au même ; mais on veut savoir plus qu'on ne voit, c'est là la difficulté. Encore, si ce qu'on voit, on le voyait bien, ce serait toujours autant de connu, mais on le voit tout autrement qu'il n'est. Ainsi les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu'ils voient, et à tâcher de deviner ce qu'ils ne voient point, et cette condition n'est pas, ce me semble, trop à envier. Sur cela je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de l'opéra. Du lieu où vous êtes à l'opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est ; on a disposé les décorations et les machines, pour faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi ne vous embarrassez vous guère de deviner comment tout cela joue. Il n'y a peut-être guère de machiniste caché dans le parterre, qui s'inquiète d'un vol qui lui aura paru extraordinaire et qui veut absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Vous voyez bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes. Mais ce qui, à l'égard des philosophes, augmente la difficulté, c'est que dans les machines que la nature présente à nos yeux, les cordes sont parfaitement bien cachées, et elles le sont si bien qu'on a été longtemps à deviner ce qui causait les mouvements de l'univers. Car représentez-vous tous les sages à l'opéra, ces Pythagore, ces Platon, ces Aristote, et tous ces gens dont le nom fait aujourd'hui tant de bruit à nos oreilles ; supposons qu'ils voyaient le vol de Phaéton que les vents enlèvent, qu'ils ne pouvaient découvrir les cordes, et qu'ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L'un d'eux disait : C'est une certaine vertu secrète qui enlève Phaéton. L'autre, Phaéton est composé de certains nombres qui le font monter. L'autre, Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre ; il n'est point à son aise quand il n'y est pas. L'autre, Phaéton n'est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler, que de laisser le haut du théâtre vide ; et cent autres rêveries que je m'étonne qui n'aient perdu de réputation toute l'Antiquité. à la fin Descartes, et quelques autres modernes sont venus, qui ont dit : Phaéton monte, parce qu'il est tiré par des cordes, et qu'un poids plus pesant que lui descend. Ainsi on ne croit plus qu'un corps se remue, s'il n'est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps ; on ne croit plus qu'il monte ou qu'il descende, si ce n'est par l'effet d'un contrepoids ou d'un ressort ; et qui verrait la nature telle qu'elle est, ne verrait que le derrière du théâtre de l'opéra. à ce compte, dit la Marquise, la philosophie est devenue bien
mécanique ? Si mécanique, répondis-je, que je crains qu'on en ait bientôt honte. On veut que l'univers ne soit en grand, que ce qu'une montre est en petit, et que tout s'y conduise par des mouvements réglés qui dépendent de l'arrangement des parties. Avouez la vérité. N'avez-vous pas eu quelquefois une idée plus sublime de l'univers, et ne lui avez-vous point fait plus d'honneur qu'il ne méritait ? J'ai vu des gens qui l'en estimaient moins, depuis qu'ils l'avaient connu. Et moi, répliqua-t'elle, je l'en estime beaucoup plus, depuis que je sais qu'il ressemble à une montre. Il est surprenant que l'ordre de la nature, tout admirable qu'il est, ne roule que sur des choses si simples.
Je ne sais pas, lui répondis-je, qui vous a donné des idées si saines ; mais en vérité, il n'est pas trop commun de les avoir. Assez de gens ont toujours dans la tête un faux merveilleux enveloppé d'une obscurité qu'ils respectent. Ils n'admirent la nature, que parce qu'ils la croient une espèce de magie où l'on n'entend rien ; et il est sûr qu'une chose est déshonorée auprès d'eux, dès qu'elle peut être conçue. Mais, Madame, continuai-je, vous êtes si bien disposée à entrer dans tout ce que je veux vous dire, que je crois que je n'ai qu'à tirer le rideau et à vous montrer le monde.
De la terre où nous sommes, ce que nous voyons de plus éloigné, c'est ce ciel bleu, cette grande voûte où il semble que les étoiles sont attachées comme des clous. On les appelle fixes, parce qu'elles ne paraissent avoir que le mouvement de leur ciel, qui les emporte avec lui d'Orient en Occident. Entre la Terre et cette dernière voûte des cieux, sont suspendus à différentes hauteurs le Soleil, la Lune, et les cinq autres astres qu'on appelle les planètes, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Ces planètes n'étant point attachées à un même ciel, ayant des mouvements inégaux, elles se regardent diversement, et figurent diversement ensemble, au lieu que les étoiles fixes sont toujours dans la même situation les unes à l'égard des autres ; le chariot, par exemple, que vous voyez qui est formé de ces sept étoiles, a toujours été fait comme il est, et le sera encore longtemps ; mais la Lune est tantôt proche du Soleil, tantôt elle en est éloignée, et il en va de même des autres planètes. Voilà comme les choses parurent à ces anciens bergers de Chaldée, dont le grand loisir produisit les premières observations, qui ont été le fondement de l'astronomie ; car l'astronomie est née dans la Chaldée, comme la géométrie naquit, dit-on, en Egypte, où les inondations du Nil, qui confondaient les bornes des champs, furent cause que chacun voulut inventer des mesures exactes pour reconnaître son champ d'avec celui de son voisin.îl'astronomie est fille de l'oisiveté, la géométrie est fille de l'intérêt, et s'il était question de la poésie, nous trouverions apparemment qu'elle est fille de l'amour.
Je suis bien aise, dit la Marquise, d'avoir appris cette généalogie des sciences, et je vois bien qu'il faut que je m'en tienne à l'astronomie. La géométrie, selon ce que vous me dites, demanderait une âme plus intéressée que je ne l'ai, et la poésie en demanderait une plus tendre, mais j'ai autant de loisir que l'astronomie en peut demander. Heureusement encore nous sommes à la campagne, et nous y menons quasi une vie pastorale ; tout cela convient à l'astronomie. Ne vous y trompez pas, Madame, repris-je. Ce n'est pas la vraie vie pastorale, que de parler des planètes, et des étoiles fixes. Voyez si c'est à cela que les gens de l'Astrée passent leur temps. Oh ! répondit-elle, cette sorte de bergerie-là est trop dangereuse. J'aime mieux celles de ces Chaldéens dont vous me parliez. Recommencez un peu, s'il vous plaît, à me parler chaldéen. Quand onîconnu cette disposition des cieux que vous m'avez dite, de quoi fut-il question ? Il fut question, repris-je, de deviner comment toutes les parties de l'univers devaient être arrangées, et c'est là ce que les savants appellent faire un système. Mais avant que je vous explique le premier des systèmes, il faut que vous remarquiez, s'il vous plaît, que nous sommes tous faits naturellement comme un î fou athénien dont vous avez entendu parler, qui s'était mis dans la fantaisie que tous les vaisseaux, qui abordaient au port de Pirée, lui appartenaient. Notre folie à nous autres, est de croire aussi que toute la nature, sans exception, est destinée à nos usages ; et quand on demande à nos philosophes, à quoi sert ce nombre prodigieux d'étoiles fixes, dont une partie suffirait pour faire ce qu'elles font toutes, ils vous répondent froidement qu'elles servent à leur réjouir la vue. Sur ce principe on ne manqua pas d'abord de s'imaginer qu'il fallait que la terre fût en repos au centre de l'univers, tandis que tous les corps célestes qui étaient faits pour elle, prendraient la peine de tourner alentour pour l'éclairer. Ce fut donc au dessus de la Terre qu'on plaça la Lune ; et au-dessus de la Lune on plaça Mercure, ensuite Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne. Au-dessus de tout cela était le ciel des étoiles fixes. La Terre se trouvait justement au milieu des cercles que décrivent ces planètes, et ils étaient d'autant plus grands qu'ils étaient plus éloignés de la Terre, et par conséquent les planètes plus éloignées employaient plus de temps à faire leur cours, ce qui effectivement est vrai. Mais je ne sais pas, interrompit la Marquise, pourquoi vous semblez n'approuver pas cet ordre-là dans l'univers ; il me paraît assez net, et assez intelligible, et pour moi je vous d&eîlare que je m'en contente. Je puis me vanter, répliquai-je, que je vous adoucis bien tout ce système. Si je vous le donnais tel qu'il a été conçu par Ptolémée son auteur, ou par ceux qui y ont travaillé après lui, il vous jetterait dans une épouvante horrible. Comme les mouvements des planètes ne sont pas si réguliers, qu'elles ne vont pas tantôt plus vite, tantôt plus lentement, tantôt en un sens, tantôt en un autre, et qu'elles ne sont quelquefois plus éloignées de la Terre, quelquefois plus proches : les anciens avaient imaginé je ne sais combien de cercles différemment entrelacés les uns dans les autres, par lesquels ils sauvaient toutes ces bizarreries. L'embarras de tous ces cercles était si grand que dans un temps où l'on ne connaissait encore rien de meilleur, un roi de Castille, grand mathématicien, mais apparemment peu dévot, disait que si Dieu l'eût appelé à son conseil, quand il fit le monde, il lui eût donné de bons avis. La pensée est trop libertine ; mais cela même est assez plaisant, que ce système fût alors une occasion de péché, parce qu'il était trop confus. Les bons avis que ce roi voulait donner regardaient sans doute la suppression de tous ces cercles dont on avait embarrassé les mouvements célestes. Apparemment ils regardaient aussi une autre suppression de deux ou trois cieux superflus qu'on avait mis au-delà des étoiles fixes. Ces philosophes, pour expliquer une sorte de mouvement dans les corps célestes, faisaient, au-delà du dernier ciel que nous voyons, un ciel de cristal, qui imprimait ce mouvement aux cieux inférieurs. Avaient-ils nouvelle d'un autre mouvement ? C'était aussitôt un autre ciel de cristal. Enfin les cieux de cristal ne leur coûtaient rien. Et pourquoi ne les faisait-on que de cristal, dit la Marquise ? N'eussent-ils pas été bons de quelque autre matière ? Non, répondis-je, il fallait que la lumière passât au travers ; et d'ailleurs, il fallait qu'ils fussent solides. Il le fallait absolument ; car Aristote avait trouvé que la solidité était une chose attachée à la noblesse de leur nature, et puisqu'il l'avait dit, on n'avait garde d'en douter. Mais on a vu des comètes qui, étant plus élevées qu'on ne croyait autrefois, briseraient tout le cristal des cieux par où elles passent, et casseraient tout l'univers ; et il a fallu se résoudre à faire les cieux d'une matière fluide, telle que l'air. Enfin il est hors de doute pour les observations de ces derniers siècles, que Vénus et Mercure tournent autour du Soleil, et non autour de la Terre, et l'ancien système est absolument insoutenable par cet endroit. Je vais donc vous en proposer un qui satisfait à tout, et qui dispenserait le roi de Castille de donner des avis, car il est d'une simplicité charmante, et qui seule le ferait préférer. Il semblerait, interrompit la Marquise, que votre philosophie est une espèce d'enchère, où ceux qui offrent de faire les choses à moins de frais l'emportent sur les autres. Il est vrai, repris-je, et ce n'est que par là qu'on peut attraper le plan sur lequel la nature a fait son ouvrage. Elle est d'une épargne extraordinaire ; tout ce qu'elle pourra faire d'une manière qui lui coûtera un peu moins, quand ce moins ne serait presque rien, soyez sûre qu'elle ne le fera que de cette manière-là. Cette épargne néanmoins s'accorde avec une magnificence surprenante qui brille dans tout ce qu'elle a fait. C'est que la magnificence est dans le dessein, et l'épargne dans l'exécution. Il n'y a rien de plus beau qu'un grand dessein que l'on exécute à peu de frais. Nous autres nous sommes sujets à renverser souvent tout cela dans nos idées. Nous mettons l'épargne dans le dessein qu'a eu la nature, et la magnificence dans l'exécution. Nous lui donnons un petit dessein, qu'elle exécute avec dix fois plus de dépense qu'il ne faudrait ; cela est tout à fait ridicule. Je serai bien aise, dit-elle, que le système dont vous m'allez parler imite de fort près la nature ; car ce grand ménage-là tournera au profit de mon imagination, qui n'aurait pas tant de peine à comprendre ce que vous me direz. Il n'y a plus ici d'embarras inutiles, repris-je. Figurez-vous un Allemand nommé Copernic, qui fait main basse sur tous ces cercles différents, et sur tous ces cieux solides qui avaient été imaginés par l'Antiquité. Il détruit les uns, il met les autres en pièces. Saisi d'une noble fureur d'astronome, il prend la Terre et l'envoie bien loin du centre de l'univers, où elle s'était placée, et dans ce centre, il y met le Soleil, à qui cet honneur était bien mieux dû. Les planètes ne tournent plus autour de la Terre, et ne l'enferment plus au milieu du cercle qu'elles décrivent. Si elles nous éclairent, c'est en quelque sorte par hasard, et parce qu'elles nous rencontrent en leur chemin. Tout tourne présentement autour du Soleil, la Terre y tourne elle-même, et pour la punir du long repos qu'elle s'était attribué, Copernic la charge le plus qu'il peut de tous les mouvements qu'elle donnait aux planètes et aux cieux. Enfin de tout cet équipage céleste dont cette petite Terre se faisait accompagner et environner, il ne lui est demeuré que la Lune qui tourne encore autour d'elle. Attendez un peu, dit la Marquise, il vient de vous prendre un enthousiasme qui vous a fait expliquer les choses si pompeusement, que je ne crois pas les avoir entendues. Le Soleil est au centre de l'univers, et là il est immobile, après lui, qu'est-ce qui suit ? C'est Mer cure, répondis-je, il tourne autour du Soleil, en sorte que le Soleil est à peu près le centre du cercle que Mercure décrit. Au-dessus de Mercure est Vénus, qui tourne de même autour du Soleil. Ensuite vient la Terre qui, étant plus élevée que Mercure et Vénus, décrit autour du Soleil un plus grand cercle que ces planètes. Enfin suivent Mars, Jupiter, Saturne, selon l'ordre où je vous les nomme ; et vous voyez bien que Saturne doit décrire autour du Soleil le plus grand cercle de tous ; aussi emploie-t-il plus de temps qu'aucune autre planète à faire sa révolution. Et la Lune, vous l'oubliez, interrompit-elle. Je la retrouverai bien repris-je. La Lune tourne autour de la Terre et ne l'abandonne point ; mais comme la Terre avance toujours dans le cercle qu'elle décrit autour du Soleil, la Lune la suit, en tournant toujours autour d'elle ; et si elle tourne autour du Soleil, ce n'est que pour ne point quitter la Terre.
Je vous entends, répondit-elle, et j'aime la Lune, de nous être restée lorsque toutes les autres planètes nous abandonnaient. Avouez que si votre Allemand eût pu nous la faire perdre, il l'aurait fait volontiers ; car je vois dans tout son procédé qu'il était bien mal intentionné pour la Terre. Je lui sais bon gré, répliquai-je, d'avoir rabattu la vanité des hommes, qui s'étaient mis à la plus belle place de l'univers, et j'ai du plaisir à voir présentement la Terre dans la foule des planètes. Bon, répondit-elle, croyez-vous que la vanité des hommes s'étende jusqu'à l'astronomie ? Croyez-vous m'avoir humiliée, pour m'avoir appris que la Terre tourne autour du Soleil ? Je vous jure que je ne m'en estime pas moins. Mon Dieu, Madame, repris-je, je sais bien qu'on sera moins jaloux du rang qu'on tient dans l'univers, que de celui qu'on croit devoir tenir dans une chambre, et que la préséance de deux planètes ne sera jamais une si grande affaire, que celle de deux ambassadeurs. Cependant la même inclination qui fait qu'on veut avoir la place la plus honorable dans une cérémonie, fait qu'un philosophe dans un système se met au centre du monde, s'il peut. Il est bien aise que tout soit fait pour lui ; il suppose peut-être sans s'en apercevoir ce principe qui le flatte, et son c?ur ne laisse pas de s'intéresser à une affaire de pure spéculation. Franchement, répliqua-t-elle, c'est là une calomnie que vous avez inventée contre le genre humain. On n'aurait donc jamais dû recevoir le système de Copernic, puisqu'il est si humiliant. Aussi, repris-je, Copernic lui-même se défiait-il fort du succès de son opinion. Il fut très longtemps à ne la vouloir pas publier. Enfin il s'y résolut, à la prière de gens très considérables ; mais aussi le jour qu'on lui apporta le premier exemplaire imprimé de son livre, savez-vous ce qu'il fit ? il mourut. Il ne voulut point essuyer toutes les contradictions qu'il prévoyait, et se tira habilement d'affaire. Ecoutez, dit la Marquise, il faut rendre justice à tout le monde. Il est sûr qu'on a de la peine à s'imaginer qu'on tourne autour du Soleil ; car enfin on ne change point de place, et on se retrouve toujours le matin où l'on s'était couché le soir. Je vois, ce me semble, à votre air, que vous m'allez dire que comme la Terre tout entière marche... Assurément, interrompis-je, c'est la même chose que si vous vous endormiez dans un bateau qui allât sur la rivière, vous vous retrouveriez à votre réveil dans la même place et dans la même situation à l'égard de toutes les parties du bateau. Oui, mais, répliqua-t-elle, voici une différence, je trouverais à mon réveil le rivage changé, et cela me ferait bien voir que mon bateau aurait changé de place. Mais il n'en va pas de même de la Terre, j'y retrouve toutes choses comme je les avais laissées. Non pas, Madame, répondis-je, non pas ; le rivage a changé aussi. Vous savez qu'au delà de tous les cercles des planètes, sont les étoiles fixes ; voilà notre rivage. Je suis sur la terre, et la terre décrit un grand cercle autour du soleil. Je regarde au centre de ce cercle, j'y vois le soleil. S'il n'effaçait point les étoiles, en poussant ma vue en ligne droite au-delà du soleil, je le verrais nécessairement répondre à quelques étoiles fixes ; mais je vois aisément pendant la nuit à quelles étoiles il a répondu le jour, et c'est exactement la même chose. Si la terre ne changeait point de place sur le cercle où elle est, je verrais toujours le soleil répondre aux mêmes étoiles fixes ; mais dès que la terre change de place, il faut que je le voie répondre à d'autres étoiles. C'est-là le rivage qui change tous les jours ; et comme la terre fait son cercle en un an autour du soleil, je vois le soleil en l'espace d'une année répondre successivement à diverses étoiles fixes qui composent un cercle. Ce cercle s'appelle le zodiaque. Voulez-vous que je fasse ici une figure sur le sable ? Non, répondit-elle, je m'en passerai bien, et puis cela donnerait à mon parc un air savant, que je ne veux pas qu'il ait. N'ai-je pas ouï dire qu'un philosophe qui fut jeté par un naufrage dans une île qu'il ne connaissait point, s'écria à ceux qui lîient, en voyant de certaines figures, des lignes et des cercles tracés sur le bord de la mer : Courage, compagnons, l'île est habitée, voilà des pas d'hommes. Vous jugez biîl ne m'appartient point de faire ces pas-là, et qu'il ne faut pas qu'on en voie ici.
Il vaut mieux en effet, répondis-je, qu'on n'y voie que des pas d'amants, c'est-à-dire, votre nom et vos chiffres, gravés sur l'écorce des arbres par la main de vos adorateurs. Laissons-là, je vous prie, les adorateurs, reprit-elle, et parlons du soleil. J'entends bien comment nous nous imaginons qu'il décrit le cercle que nous décrivons nous-mêmes ; mais ce tour ne s'achève qu'en un an, et celui que le soleil fait tous les jours sur notre tête, comment se fait-il ? Avez-vous remarqué, lui répondis-je, qu'une boule qui roulerait sur cette allée aurait deux mouvements ? Elle irait vers le bout de l'allée, et en même temps elle tournerait plusieurs fois sur elle-même, en sorte que la partie de cette boule qui est en haut, descendrait en bas, et que celle d'en bas monterait en haut. La terre fait la même chose. Dans le temps qu'elle avance sur le cercle qu'elle décrit en un an autour du soleil, elle tourne sur elle-même en vingt-quatre heures ; ainsi en vingt-quatre heures chaque partie de la terre perd le soleil, et le recouvre ; et à mesure qu'en tournant on va vers le côté où est le soleil, il semble qu'il s'élève ; et quand on commence à s'en éloigner, en continuant le tour, il semble qu'il s'abaisse. Cela est assez plaisant, dit-elle, la terre prend tout sur soi, et ce soleil ne fait rien. Et quand la lune et les autres planètes et les étoiles fixes paraissent faire un tour sur notre tête en vingt-quatre heures, c'est donc aussi une imagination ? Imagination pure, repris-je, qui vient de la même cause. Les planètes font seulement leurs cercles autour du soleil en des temps inégaux selon leurs distances inégales, et celle que nous voyons aujourd'hui répondre à un certain point du zodiaque, ou de ce cercle d'étoiles fixes, nous la voyons demain à la même heure répondre à un autre point, tant parce qu'elle a avancé sur son cercle, que parce que nous avons avancé sur le nôtre. Nous marchons, et les autres planètes marchent aussi, mais plus ou moins vite que nous ; cela nous met dans différents points de vue à leur égard, et nous fait paraître dans leur cours, des bizarreries dont il n'est pas nécessaire que î parle. Il suffit que vous sachiez que ce qu'il y a d'irrégulier dans les planètes, ne vient que de la diverse manière dont notre mouvement nous les fait rencontrer, et qu'au fond elles sont toutes très réglées. Je consens qu'elles le soient, dit la Marquise, mais je voudrais bien que leur régularité coûtât moins à la Terre, on ne l'a guère ménagée, et pour une grosse masse aussi pesante qu'elle est, on lui demande bien de l'agilité. Mais, lui répondis-je, aimeriez-vous mieux que le Soleil, et tous les autres astres qui sont de très grands corps, fissent en vingt-quatre heures autour de la Terre un tour immense, que les étoiles fixes qui seraient dans le plus grand cercle, parcourussent en un jour plus de vingt-sept mille six cent soixante fois deux cent millions de lieues ? Car il faut que tout cela arrive, si la Terre ne tourne pas sur elle-même en vingt-quatre heures. En vérité, il est bien plus raisonnable qu'elle fasse ce tour, qui n'est tout au plus que de neuf mille lieues. Vous voyez bien que neuf mille lieues, en comparaison de l'horrible nombre que je viens de vous dire, ne sont qu'une bagatelle.
Oh ! répliqua la Marquise, le Soleil et les astres sont tout de feu, le mouvement ne leur coûte rien ; mais la Terre ne paraît guère portative. Et croiriez-vous, repris-je, si vous n'en aviez l'exp&eacînce, que ce fût quelque chose de bien portatif, qu'un gros navire monté de cent cinquante pièces de canon, chargé de plus de trois mille hommes, et d'une très grande quantité de marchandises ? Cependant il ne faut qu'un petit souffle de vent pour le faire aller sur l'eau, parce que l'eau est liquide, et que se laissant diviser avec facilité, elle résiste peu au mouvement du navire ; ou s'il est au milieu d'une rivière, il suivra sans peine le fil de l'eau, parce qu'il n'y a rien qui le retienne. Ainsi la Terre, toute massive qu'elle est, est aisément portée au milieu de la matière céleste, qui est infiniment plus fluide que l'eau, et qui remplit tout ce grand espace où nagent les planètes. Et où faudrait-il que la Terre fût cramponnée pour résister au mouvement de cette matière céleste, et ne pas s'y laisser emporter ? C'est comme si une petite boule de bois pouvait ne pas suivre le courant d'une rivière.
Mais, répliqua-t-elle encore, comment la terre avec tout son poids se soutient- elle sur votre matière céleste qui doit être bien légère, puisqu'elle est si fluide ? Ce n'est pas à dire, répondis-je, que ce qui est fluide, en soit plus léger. Que dites-vous de notre gros vaisseau, qui avec tout son poids est plus léger que l'eau, puisqu'il y surnage ? Je ne veux plus vous dire rien, dit-elle comme en colère, tant que vous aurez le gros vaisseau. Mais m'assurez-vous bien qu'il n'y ait rien à craindre sur une pirouette aussi légère que vous me faites la Terre ? Eh bien, lui répondis je, faisons porter la terre par quatre éléphants, comme font les Indiens. Voici bien un autre système, s'écria-t-elle. Du moins j'aime ces gens-là d'avoir pourvu à leur sûreté, et fait de bons fondements, au lieu que nous autres coperniciens, nous sommes assez inconsidérés pour vouloir bien nager à l'aventure dans cette matière céleste. Je gage que si les Indiens savaient que la Terre fût le moins du monde en péril de se mouvoir, ils doubleraient les éléphants.
Cela le mériterait bien, repris-je, en riant de sa pensée, il ne faut point s'épargner les éléphants pour dormir en assurance, et si vous en avez besoin pour cette nuit, nous en mettrons dans notre système autant qu'il vous plaira, ensuite nous les retrancherons peu à peu, à mesure que vous vous rassurerez. Sérieusement, reprit-elle, je ne crois pas dès à présent qu'ils me soient fort nécessaires, et je me sens assez de courage pour oser tourner. Vous irez encore plus loin, répliquai-je, vous tournerez avec plaisir, et vous vous ferez sur ce système des idées réjouissantes. Quelquefois, par exemple, je me figure que je suis suspendu en l'air, et que j'y demeure sans mouvement pendant que la Terre tourne sous moi en vingt-quatre heures. Je vois passer sous mes yeux tous ces visages différents, les uns blancs, les autres noirs, les autres basanés, les autres olivâtres. D'abord ce sont des chapeaux, et puis des turbans, et puis des têtes chevelues, et puis des têtes rases ; tantôt des villes à clochers, tantôt des villes à longues aiguilles qui ont des croissants, tantôt des villes à tours de porcelaine, tantôt de grands pays qui n'ont que des cabanes ; ici des vastes mers ; là des déserts épouvantables ; enfin toute cette variété infinie qui est sur la surface de la Terre.
En vérité, dit-elle, tout cela mériterait bien que l'on donnât vingt-quatre heures de son temps à le voir. Ainsi donc dans le même lieu où nous sommes à présent, je ne dis pas dans ce parc, mais dans ce même lieu, à le prendre dans l'air, il y passe continuellement d'autres peuples qui prennent notre place ; et au bout de vingt-quatre heures nous y revenons. Copernic, lui répondis-je, ne le comprendrait pas mieux. D'abord il passera par ici des Anglais qui raisonneront peut-être de quelque dessein de politique avec moins de gaieté que nous ne raisonnons de notre philosophie ; ensuite viendra une grande mer, et il se pourra trouver en ce lieu-là quelque vaisseau qui n'y sera pas si à son aise que nous. Après cela paraîtront des Iroquois, en mangeant tout vif quelque prisonnier de guerre, qui fera semblant î'en pas soucier ; des femmes de la terre de Jesso, qui n'emploieront tout leur temps qu'à préparer le repas de leurs maris, et à se peindre de bleu les lèvres et les sourcils pour plaire aux plus vilains hommes du monde ; des Tartares qui iront fort dévotement en pèlerinage vers ce grand prêtre qui ne sort jamais d'un lieu obscur, où il n'est éclairé que par des lampes, à la lumière desquelles on l'adore ; de belles Circassiennes ne feront aucune façon d'accorder tout au premier venu, hormis ce qu'elles croient qui appartient essentiellement à leurs maris ; de petits Tartares qui iront voler des femmes pour les Turcs et pour les Persans ; enfin nous, qui débiterons peut-être encore des rêveries.
Il est assez plaisant, dit la Marquise, d'imaginer ce que vous venez de me dire ; mais si je voyais tout cela d'en haut, je voudrais avoir la liberté de hâter ou d'arrêter le mouvement de la Terre, selon que les objets me plairont plus ou moins, et je vous assure que je ferais passer bien vite ceux qui s'embarrassent de politique, ou qui mangent leurs ennemis ; mais il y en a d'autres pour qui j'aurais de la curiosité. J'en aurais pour ces belles Circassiennes, par exemple, qui ont un usage si particulier. Mais il me vient une difficulté sérieuse. Si la Terre tourne, nous changeons d'air à chaque moment, et nous respirons toujours celui d'un autre pays. Nullement, Madame, répondis-je, l'air qui environne la Terre ne s'étend que jusqu'à une certaine hauteur, peut-être jusqu'à vingt lieues tout au plus ; il nous suit, et tourne avec nous. Vous avez vu quelquefois l'ouvrage d'un ver à soie, ou ces coques que ces petits animaux travaillent avec tant d'art pour s'y emprisonner. Elles sont d'une soie fort serrée, mais elles sont couvertes d'un certain duvet fort léger et fort lâche. C'est ainsi que la Terre, qui est assez solide, est couverte depuis sa surface jusqu'à une certaine hauteur, d'une espèce de duvet, qui est l'air, et toute la coque de ver à soie tourne en même temps. Au-delà de l'air est la matière céleste, incomparablement plus pure, plus subtile, et même plus agitée qu'il n'est.
Vous me présentez la Terre sous des idées bien méprisables, dit la Marquise. C'est pourtant sur cette coque de ver à soie qu'il se fait de si grands travaux, de si grandes guerres, et qu'il règne de tous côtés une si grande agitation. Oui, répondis-je, et pendant ce temps-là la nature, qui n'entre point en connaissance de tous ces petits mouvements particuliers, nous emporte tous ensemble d'un mouvement général, et se joue de la petite boule.
Il me semble, reprit-elle, qu'il est ridicule d'être sur quelque chose qui tourne, et de se tourmenter tant ; mais le malheur est qu'on n'est pas assuré qu'on tourne ; car enfin, à ne vous rien celer, toutes les précautions que vous prenez pour empêcher qu'on ne s'aperçoive du mouvement de la Terre, me sont suspectes. Est-il possible qu'il ne laissera pas quelque petite marque sensible à laquelle on le reconnaisse ?
Les mouvements les plus naturels, répondis-je, et les plus ordinaires, sont ceux qui se font le moins sentir, cela est vrai jusque dans la morale. Le mouvement de l'amour propre nous est si naturel, que le plus souvent nous ne le sentons pas, et que nous croyons agir par d'autres principes. Ah ! vous moralisez, dit-elle, quand il est question de physique, cela s'appelle bâiller. Retirons-nous, aussi bien en voilà assez pour la première fois. Demain nous reviendrons ici, vous avec vos systèmes, et moi avec mon ignorance.
En retournant au château, je lui dis, pour épuiser la matière des systèmes, qu'il y en avait un troisième inventé par Tycho Brahé qui, voulant absolument que la Terre fût immobile, la plaçait au centre du monde, et faisait tourner autour d'elle le Soleil, autour duquel tournaient toutes les autres planètes, parce que depuis les nouvelles découvertes, il n'y avait pas moyen de faire tourner les planètes autour de la Terre. Mais la Marquise, qui a le discernement vif et prompt, jugea qu'il y avait trop d'affectation à exempter la Terre de tourner autour du Soleil, puisqu'on n'en pouvait pas exempter tant d'autres grands corps ; que le Soleil n'était plus si propre à tourner autour de la Terre, depuis que toutes les planètes tournaient autour de lui ; que ce système ne pouvait être propre tout au plus qu'à soutenir l'immobilité de la Terre, quand on avait bien envie de la soutenir, et nullement à la persuader ; et enfin il fut résolu que nous nous en tiendrions à celui de Copernic, qui est plus uniforme et plus riant, et n'a aucun mélange de préjugé. En effet, la simplicité dont il est persuadé, et sa hardiesse, font plaisir.
Que la Lune est une Terre habitée
Le lendemain au matin, dès que l'on put entrer dans l'appartement de la Marquise, j'envoyai savoir de ses nouvelles, et lui demander si elle avait pu dormir en tournant. Elle me fit répondre qu'elle était déjà toute accoutumée à cette allure de la Terre, et qu'elle avait passé la nuit aussi tranquillement qu'aurait pu faire Copernic lui-même. Quelque temps après il vint chez elle du monde qui y demeura jusqu'au soir, selon l'ennuyeuse coutume de la campagne. Encore leur fut-on bien obligé, car la campagne leur donnait aussi le droit de pousser leur visite jusqu'au lendemain, s'ils eussent voulu, et ils eurent l'honnêteté de ne le pas faire. Ainsi la Marquise et moi nous nous retrouvâmes libres le soir. Nous allâmes encore dans le parc, et la conversation ne manqua pas de tourner aussitôt sur nos systèmes. Elle les avait si bien conçus qu'elle dédaigna d'en parler une seconde fois, et elle voulut que je la menace de quelque chose de nouveau. Eh bien donc, lui dis-je, puisque le Soleil, qui est présentement immobile, a cessé d'être planète, et que la Terre, qui se meut autour de lui, a commencé d'en être une, vous ne serez pas si surprise d'entendre dire que la Lune est une terre comme celle-ci, et qu'apparemment elle est habitée. Je n'ai pourtant jamais ouï parler de la Lune habitée, dit-elle, que comme d'une folie et d'une vision. C'en est peut-être une aussi, répondis-je. Je ne prends parti dans ces choses-là que comme on en prend dans les guerres civiles, où l'incertitude de ce qui peut arriver fait qu'on entretient toujours des intelligences dans le parti opposé, et qu'on a des ménagements avec ses ennemis mêmes. Pour moi, quoique je croie la Lune habitée, je ne laisse pas de vivre civilement avec ceux qui ne le croient pas, et je me tiens toujours en état de me pouvoir ranger à leur opinion avec honneur, si elle avait le dessus ; mais en attendant qu'ils aient sur nous quelque avantage considérable, voici ce qui m'a fait pencher du côté des habitants de la Lune.
Supposons qu'il n'y ait jamais eu nul commerce entre Paris et Saint-Denis, et qu'un bourgeois de Paris, qui ne sera jamais sorti de sa ville, soit sur les tours de Notre Dame, et voie Saint-Denis de loin ; on lui demandera s'il croit que Saint-Denis soit habité comme Paris. Il répondra hardiment que non ; car, dira-t-il, je vois bien les habitants de Paris, mais ceux de Saint-Denis je ne les vois point, on n'en a jamais entendu parler. Il y aura quelqu'un qui lui représentera qu'à la vérité, quand on est sur les tours de Notre-Dame, on ne voit pas les habitants de Saint-Denis, mais que l'éloignement en est cause ; que tout ce qu'on peut voir de Saint-Denis ressemble fort à Paris, que Saint Denis a des clochers, des maisons, des murailles, et qu'il pourrait bien encore ressembler à Paris d'en être habité. Tout cela ne gagnera rien sur mon bourgeois, il s'obstinera toujours à soutenir que Saint-Denis n'est point habité, puisqu'il n'y voit personne. Notre Saint-Denis c'est la Lune, et chacun de nous est ce bourgeois de Paris, qui n'est jamais sorti de sa ville.
Ah ! interrompit la Marquise, vous nous faites tort, nous ne sommes point si sots que votre bourgeois ; puisqu'il voit que Saint-Denis est tout fait comme Paris, il faut qu'il ait perdu la raison pour ne le pas croire habité ; mais la Lune n'est point du tout faite comme la Terre. Prenez garde, Madame, repris-je, car s'il faut que la Lune ressemble en tout à la terre, vous voilà dans l'obligation de croire la Lune habitée. J'avoue, répondit-elle, qu'il n'y aura pas moyen de s'en dispenser, et je vous vois un air de confiance qui me fait déjà peur. Les deux mouvements de la terre, dont je ne me fusse jamais doutée, me rendent timide sur tout le reste ; mais pourtant serait-il bien possible que la terre fût lumineuse comme la Lune ? car il faut cela pour leur ressemblance. Hélas ! Madame, répliquai-je, être lumineux n'est pas si grand-chose que vous pensez. Il n'y a que le Soleil en qui cela soit une qualité considérable. Il est lumineux par lui-même, et en vertu d'une nature particulière qu'il a ; mais les planètes n'éclairent que parce qu'elles sont éclairées de lui. Il envoie sa lumière à la lune, elle nous la renvoie, et il faut que la Terre renvoie aussi à la Lune la lumière du Soleil ; il n'y a pas plus loin de la Terre à la Lune, que de la Lune à la Terre.
Mais, dit la Marquise, la terre est-elle aussi propre que la Lune à renvoyer la lumière du Soleil ? Je vous vois toujours, pour la Lune, repris-je, un reste d'estime dont vous ne sauriez vous défaire. La lumière est composée de petites balles qui bondissent sur ce qui est solide, et retournent d'un autre côté, au lieu qu'elles passent au travers de ce qui leur présente des ouvertures en ligne droite, comme l'air ou le verre. Ainsi ce qui fait que la Lune nous éclaire, c'est qu'elle est un corps dur et solide, qui nous renvoie ces petites balles. Or je crois que vous ne contesterez pas à la terre cette même dureté et cette même solidité. Admirez donc ce que c'est que d'être posté avantageusement. Parce que la Lune est éloignée de nous, nous ne la voyons que comme un corps lumineux, et nous ignorons que ce soit une grosse masse semblable à la Terre. Au contraire, parce que la terre a le malheur que nous la voyons de trop près, elle ne nous paraît qu'une grosse masse, propre seulement à fournir de la pâture aux animaux, et nouîus apercevons pas qu'elle est lumineuse, faute de nous pouvoir mettre à quelque distance d'elle. Il en irait donc de la même manière, dit la Marquise, que lorsque nous sommes frappés de l'éclat des conditions levées au-dessus des nôtres, et que nous ne voyons pas, qu'au fond elles se ressemblent toutes extrêmement.
C'est la même chose, répondis-je. Nous voulons juger de tout, et nous sommes toujours dans un mauvais point de vue. Nous voulons juger de nous, nous en sommes trop près ; nous voulons juger des autres, nous en sommes trop loin. Qui serait entre la Lune et la Terre, ce serait la vraie place pour les bien voir. Il faudrait être simplement spectateur du monde, et non pas habitant. Je ne me consolerai jamais, dit-elle, de l'injustice que nous faisons à la Terre, et de la préoccupation trop favorable où nous sommes pour la Lune, si vous ne m'assurez que les gens de la Lune ne connaissent pas mieux leurs avantages que nous les nôtres, et qu'ils prennent notre Terre pour un astre, sans savoir que leur habitation en est un aussi. Pour cela, repris-je, je vous le garantis. Nous leur paraissons faire assez régulièrement nos fonctions d'astre. Il est vrai qu'ils ne nous voient pas décrire un cercle autour d'eux ; mais il n'importe, voici ce que c'est. La moitié de la Lune qui se trouva tournée vers nous au commencement du monde y a toujours été tournée depuis ; elle ne nous présente jamais que ces yeux, cette bouche et le reste de ce visage que notre imagination lui compose sur le fondement des taches qu'elle nous montre. Si l'autre moitié opposée se présentait à nous, d'autres taches différemment arrangées nous feraient sans doute imaginer quelque autre figure. Ce n'est pas que la lune ne tourne sur elle-même, elle y tourne en autant de temps qu'autour de la Terre, c'est-à-dire en un mois ; mais lorsqu'elle fait une partie de ce tour sur elle-même, et qu'il devrait se cacher à nous une joue, par exemple, de ce prétendu visage et paraître quelque autre chose, elle fait justement une semblable partie de son cercle autour de la Terre, eîttant dans un nouveau point de vue, elle nous montre encore cette même joue. Ainsi la Lune, qui à l'égard du Soleil et des autres astres tourne sur elle-même, n'y tourne point à notre égard. Ils lui paraissent tous se lever et se coucher en l'espace de quinze jours, mais pour notre Terre, elle la voit toujours suspendue au même endroit du ciel. Cette immobilité apparente ne convient guère à un corps qui doit passer pour un astre, mais aussi elle n'est pas parfaite. La Lune a un certain balancement qui fait qu'un petit coin du visage se cache quelquefois, et qu'un petit coin de la moitié opposée se montre. Or elle ne manque pas, sur ma parole, de nous attribuer ce tremblement, et de s'imaginer que nous avons dans le ciel comme un mouvement de pendule, qui va et vient.
Toutes ces planètes, dit la Marquise, sont faites comme nous, qui rejetons toujours sur les autres ce qui est en nous-mêmes. La Terre dit: Ce n'est pas moi qui tourne, c'est le Soleil. La Lune dit : Ce n'est pas moi qui tremble, c'est la terre. Il y a bien de l'erreur partout. Je ne vous conseille pas d'entreprendre d'y rien réformer, répondis-je, il vaut mieux que vous acheviez de vous convaincre de l'entière ressemblance de la terre et de la Lune. Représentez-vous ces deux grandes boules suspendues dans les cieux. Vous savez que le Soleil éclaire toujours une moitié des corps qui sont ronds, et que l'autre moitié est dans l'ombre. Il y a donc toujours une moitié, tant de la Terre que de la Lune, qui est éclairée du Soleil, c'est-à-dire qui a le jour, et une autre moitié qui est dans la nuit. Remarquez d'ailleurs que, comme une balle a moins de force et de vitesse après qu'elle a été donner contre une muraille qui l'a renvoyée d'un autre côté, de même la lumière s'affaiblit lorsqu'elle a été réfléchie par quelque corps. Cette lumière blanchâtre, qui nous vient de la Lune, est la lumière même du Soleil, mais elle ne peut venir de la Lune à nous que par une réflexion. Elle a donc beaucoup perdu de la force et de la vivacité qu'elle avait lorsqu'elle était reçue directement sur la Lune, et cette lumière éclatante, que nous recevons du Soleil, et que la Terre réfléchit sur la Lune, ne doit plus être qu'une lumière blanchâtre quand elle y est arrivée. Ainsi ce qui nous paraît lumineux dans la Lune, et qui nous éclaire pendant nos nuits, ce sont des parties de la Lune qui oîour ; et les parties de la Terre qui ont le jour lorsqu'elles sont tournées vers les parties de la Lune qui ont la nuit les éclairent aussi. Tout dépend de la manière dont la Lune et la terre se regardent. Dans les premiers jours du mois que l'on ne voit pas la Lune, c'est qu'elle est entre le Soleil et nous, et qu'elle marche de jour avec le Soleil. Il faut nécessairement que toute sa moitié qui a le jour soit tournée vers le Soleil, et que toute sa moitié qui a la nuit soit tournée vers nous. Nous n'avons garde de voir cette moitié qui n'a aucune lumière pour se faire voir ; mais cette moitié de la Lune qui a la nuit étant tournée vers la moitié de la Terre qui a le jour nous voit sans être vue, et nous voit sous la même figure que nous voyons la pleine lune. C'est alors pour les gens de la lune pleine-terre, s'il est permis de parler ainsi. Ensuite la lune, qui avance
sur son cercle d'un mois, se dégage de dessous le Soleil, et commence à tourner vers nous un petit coin de sa moitié éclairée, et voilà le croissant. Alors aussi les parties de la Lune qui ont la nuit commencent à ne plus voir toute la moitié de la Terre qui a le jour, et nous sommes en décours pour elles.
Il n'en faut pas davantage, dit brusquement la Marquise, je saurai tout le reste quand il me plaira, je n'ai qu'à y penser un moment, et qu'à promener la lune sur son cercle d'un mois. Je vois en général que dans la Lune ils ont un mois à rebours du nôtre, et je gage que quand nous avons pleine lune, c'est que toute la moitié lumineuse de la lune est tournée vers toute la moitié obscure de la terre ; qu'alors ils ne nous voient point du tout, et qu'ils comptent nouvelle-terre. Je ne voudrais pas qu'il me fût reproché de m'être fait expliquer tout au long une chose si aisée. Mais les éclipses, comment vont-elles ? Il ne tient qu'à vous de le deviner, répondis-je. Quand la Lune est nouvelle, qu'elle est entre le Soleil et nous, et que toute sa moitié obscure est tournée vers nous qui avons le jour, vous voyez bien que l'ombre de cette moitié obscure se jette vers nous. Si la Lune est justement sous le Soleil, cette ombre nous le cache, et en même temps noircit une partie de cette moitié lumineuse de la Terre qui était vue par la moitié obscure de la Lune. Voilà donc une éclipse de soleil pour nous pendant notre jour, et une éclipse de terre pour la Lune pendant sa nuit. Lorsque la Lune est pleine, la Terre est entre elle et le Soleil, et toute la moitié obscure de la Terre est tournée vers toute la moitié lumineuse de la Lune. L'ombre de la Terre se jette donc vers la Lune ; si elle tombe sur le corps de la Lune, elle noircit cette moitié lumineuse que nous voyons et, à cette moitié lumineuse qui avait le jour, elle lui dérobe le soleil. Voilà donc une éclipse de Lune pendant notre nuit, et une éclipse de soleil pour la Lune pendant le jour dont elle jouissait. Ce qui fait qu'il n'arrive pas des éclipses toutes les fois que la Lune est entre le Soleil et la Terre, ou la Terre entre le Soleil et la Lune, c'est que souvent ces trois corps ne sont pas exactement rangés en ligne droite, et que par conséquent celui qui devrait faire l'éclipse jette son ombre un peu à côté de celui qui en devrait être couvert.
Je suis fort étonnée, dit la Marquise, qu'il y ait si peu de mystère aux éclipses, et que tout le monde n'en devine pas la cause. Ah ! vraiment, répondis-je, il y a bien des peuples qui, de la manière dont ils s'y prennent, ne la devineront encore de longtemps. Dans toutes les Indes orientales, on croit que quand le Soleil et la Lune s'éclipsent, c'est qu'un certain dragon qui a les griffes fort noires, les étend sur ces astres dont il veut se saisir ; et vous voyez pendant ce temps-là les rivières couvertes de têtes d'Indiens qui se sont mis dans l'eau jusqu'au col, parce que c'est une situation très dévote selon eux, et très propre à obtenir du Soleil et de la Lune qu'ils se défendent bien contre le Dragon. En Amérique, on était persuadé que le Soleil et la Lune étaient fâchés quand ils s'éclipsaient, et Dieu sait ce qu'on ne faisait pas pour se raccommoder avec eux. Mais les Grecs, qui étaient si raffinés, n'ont-ils pas cru longtemps que la Lune était ensorcelée, et que des magiciennes la faisaient descendre du ciel pour jeter sur les herbes une certaine écume malfaisante ? Et nous, n'eûmes-nous pas belle peur il n'y a que cinquante ans [En 1754], à une certaine éclipse de soleil, qui à la vérité fut totale ? Une infinité de gens ne se tinrent-ils pas enfermés dans des caves, et les philosophes qui écrivent pour nous rassurer n'écrivirent-ils pas en vain ou à peu près ? Ceux qui s'étaient réfugiés dans les caves en sortirent-ils ?
En vérité, reprit-elle, tout cela est trop honteux pour les hommes, il devrait y avoir un arrêt du genre humain, qui défendît qu'on parlât jamais d'éclipses, de peur que l'on ne conserve la mémoire des sottises qui onîte;té faites ou dites sur ce chapitre-là. Il faudrait donc, répliquai-je, que le même arrêt abolît la mémoire de toutes choses, et défendît qu'on parlât jamais de rien, car je ne sache rien îe qui ne soit le monument de quelque sottise des hommes.
Ne craignez rien, répondis-je, il n'y a pas d'apparence que nous soyons la seule sotte espèce de l'univers. L'ignorance est quelque chose de bien propre à être généralement répandu, et quoique je ne fasse que deviner celle des gens de la Lune, je n'en doute non plus que des nouvelles les plus sûres qui nous viennent de là.
Et quelles sont ces nouvelles sûres ? interrompit-elle. Ce sont celles, répondis- je, qui nous sont rapportées par ces savants qui y voyagent tous les jours avec des lunettes d'approche. Ils vous diront qu'ils y ont découvert des terres, des mers, des lacs, de très hautes montagnes, des abîmes très profonds.
Vous me surprenez, reprit-elle. Je conçois bien qu'on peut découvrir sur la Lune des monîet des abîmes, cela se reconnaît apparemment à des inégalités remarquables ; mais comment distinguer des terres et des mers ? îdistingue, répondisîrce que les eaux, qui laissent passer au travers d'elles-mêmes une partie de la lumière, et qui en renvoient moins, paraissent de loin comme des taches obscures, et que les terres, qui par leur solidité la renvoient toute, sont des endroits plus brillants. L'illustre monsieur Cassini, l'homme du monde à qui le ciel est le mieux connu, a découvert sur la Lune quelque chose qui se sépare en deux, se réunit ensuite, et se va perdre dans une espèce de puits. Nous pouvons nous flatter avec bien de l'apparence que c'est une rivière. Enfin on connaît assez toutes ces différentes parties pour leur avoir donné des noms, et ce sont souvent des noms de savants. Un endroit s'appelle Copernic,îre Archimède, un autre Galilée ; il y a un promontoire des Songes, une mer des Pluies, une mer de Nectar, une mer des Crises ; enfin, la description de la lune est si exacte qu'un savant qui s'y trouverait présentement ne s'y égarerait non plus que je ferais dans Paris.
Mais, reprit-elle, je serais bien aise de savoir encore plus en détail comment est fait le dedans du pays. Il n'est pas possible, répliquai-je, que messieurs de l'Observatoire vous en instruisent, il faut le demander à Astolphe, qui fut conduit dans la Lune par Saint Jean. Je vous parle d'une des plus agréables folies de l'Arioste, et je suis sûr que vous serez bien aise de la savoir. J'avoue qu'il eut mieux fait de n'y pas mêler Saint Jean, dont le nom est si digne de respect ; mais enfin c'est une licence poétique, qui peut seulement passer pour un peu trop gaie. Cependant tout le poème est dédié à un cardinal. et un grand pape l'a honoré d'une approbation éclatante que l'on voit au devant de quelques éditions. Voici de quoi il s'agit. Roland, neveu de Charlemagne, était devenu fou, parce que la belle Angélique lui avait préféré Médor. Un jour Astolphe, brave paladin, se trouva dans le paradis terrestre qui était sur la cime d'une montagne très haute, où son hippogriffe l'avait porté. Là il rencontre Saint Jean, qui lui dit que, pour guérir la folie de Roland, il était nécessaire qu'ils fissent ensemble le voyage de la Lune. Astolphe, qui ne demandait qu'à voir du pays, ne se fait point prier, et aussitôt voilà un chariot de feu qui enlève par les airs l'apôtre et le paladin. Comme Astolphe n'était pas grand philosophe, il fut fort surpris de voir la Lune beaucoup plus grande qu'elle ne lui avait paru de dessus la terre. Il fut bien plus surpris encore de voir d'autres fleuves d'autres lacs, d'autres montagnes, d'autres villes, d'autres forêts et, ce qui m'aurait bien surpris aussi, des nymphes qui chassaient dans ces forêts. Mais ce qu'il vit de plus rare dans la Lune, c'était un vallon, où se trouvait tout ce qui se perdait sur la terre de quelque espèce que ce fût, et les couronnes et les richesses et la renommée, et une infinité d'espérances, et le temps qu'on donne au jeu, et les aumônes qu'on fait faire après sa mort, et les vers qu'on présente aux princes, et les soupirs des amants.
Pour les soupirs des amants, interrompit la Marquise, je ne sais pas si du temps de l'Arioste ils étaient perdus ; mais en ce temps-ci, je n'en connais point qui aillent dans la Lune. N'y eût-il que vous, Madame, repris-je, vous y en avez fait aller un assez bon nombre. Enfin la Lune est si exacte à recueillir ce qui se perd ici-bas, que tout y est, mais l'Arioste ne vous dit cela qu'à l'oreille, tout y est jusqu'à la donation de Constantin. C'est que les papes ont prétendu être maîtres de Rome et de l'Italie, en vertu d'une donation que l'empereur Constantin leur en avait faite ; et la vérité est qu'on ne saurait dire ce qu'eî devenue. Mais devinez de quelle sorte de chose on ne trouve point dans la Lune ? de la folie. Tout ce qu'il y en a jamais eu sur la terre s'y est très bien conservé. En récompense il n'est pas croyable combien il y a dans la Lune d'esprits perdus. Ce sont autant de fioles pleines d'une liqueur fort subtile, et qui s'évapore aisément, si elle n'est enfermée ; et sur chacune de ces fioles est écrit le nom de celui à qui l'esprit appartient. Je crois que l'Arioste les met toutes en un tas, mais j'aime mieux me figurer qu'elles sont rangées bien proprement dans de longues galeries. Astolphe fut fort étonné de voir que les fioles de beaucoup de gens qu'il avait crus très sages, étaient pourtant bien pleines ; et pour moi je suis persuadé que la mienne s'est remplie considérablement depuis que je vous entretiens de visions, tantôt philosophiques, tantôt poétiques. Mais ce qui me console, c'est qu'il n'est pas possible que, par tout ce que je vous dis, je ne vous fasse avoir bientôt aussi une petite fiole dans la Lune. Le bon paladin ne manqua pas de trouver la sienne parmi tant d'autres. Il s'en saisit avec la permission de Saint Jean, et reprit tout son esprit par le nez comme de l'eau de la reine de Hongrie ; mais l'Arioste dit qu'il ne le porta pas bien loin, et qu'il le laissa retourner dans la Lune par une folie qu'il fit à quelque temps de là. Il n'oublia pas la fiole de Roland, qui était le sujet du voyage. Il eut assez de peine à la porter ; car l'esprit de ce héros était de sa nature assez pesant, et il n'y en manquait pas une seule goutte. Ensuite, l'Arioste, selon sa louable coutume de dire tout ce qu'il lui plaît, apostrophe sa maîtresse, et lui dit en de fort beaux vers : Qui montera aux Cieux ma Belle, pour en rapporter l'Esprit que vos charmes m'ont fait perdre ?îme plaindrais pas de cettî-là, pourvu qu'elle n'allât pas plus loin ; mais s'il faut que la chose continue comme elle a commencé, je n'ai qu'à m'attendre à devenir tel que j'ai décrit Roland. Je ne crois pourtant pas que pour ravoir mon Esprit, il soit besoin que j'aille par les Airs, jusque dans la Lune ; mon Esprit ne loge pas si haut ; il va errant sur vos yeux, sur votre bouche, et si vous voulez bien que je m'en ressaisisse, permettez que je le recueille avec mes lèvres. Cela n'est-il pas joli ? Pour moi, à raisonner comme l'Arioste, je serais d'avis qu'on ne perdît jamais l'esprit que par l'amour ; car vous voyez qu'il ne va pas bien loin, et qu'il ne faut que des lèvres qui sachent le recouvrer ; mais quand on le perd par d'autres îcomme nous le perdons, par exemple, à philosopher présentement, il va droit dans la lune, et on ne le rattrape pas quand on veut. En récompense, répondit la Marquise, nos fioles seront honorablement dans le quartier des fioles philosophiques ; au lieu que nos esprits iraient peut-être errants sur quelqu'un qui n'en serait pas digne. Mais, pour achever de m'ôter le mien, dites-moi, et dites-moi bien sérieusement, si vous croyez qu'il y ait des hommes dans la Lune ; car jusqu'à présent vous ne m'en avez pas parlé d'une manière assez positive. Moi ? repris-je. Je ne crois point du tout qu'il y ait des hommes dans la Lune. Voyez combien la face de la nature est changée d'ici à la Chine ; d'autres visages, d'autres figures, d'autres m?urs, et presque d'autres principes de raisonnement. D'ici à la lune, le changement doit être bien plus considérable. Quand on va vers de certaines terres nouvellement découvertes, à peine sont-ce des hommes que les habitants qu'on y trouve, ce sont des animaux à figure humaine, encore quelquefois assez imparfaite, mais presque sans aucune raison humaine. Qui pourrait pousser jusqu'à la Lune, assurément ce ne seraient plus des hommes qu'on y trouverait.
Quelles sortes de gens seraient-ce donc ? reprit la Marquise avec un air d'impatience. De bonne foi, Madame, répliquai-je, je n'en sais rien. S'il se pouvait faire que nous eussions de la raison, et que nous ne fussions pourtant pas hommes, et si d'ailleurs nous habitions la Lune, nous imaginerions-nous
bien qu'il y eût ici-bas cette espèce bizarre de créatures qu'on appelle le genre humain ? Pourrions-nous bien nous figurer quelque chose qui eût des passions si folles, et des réflexions si sages ; une durée si courte, et des vues si longues, tant de science sur des choses presque inutiles, et tant d'ignorance sur les plus importantes ; tant d'ardeur pour la liberté, et tant d'inclination à la servitude ; une si forte envie d'être heureux, et une si grande incapacité de l'être ? Il faudrait que les gens de la Lune eussent bien de l'esprit, s'ils devinaient tout cela. Nous nous voyons incessamment nous mêmes, et nous en sommes encore à deviner comment nous sommes faits. On a été réduit à dire que les dieux étaient ivres de nectar lorsqu'ils firent les hommes, et que, quand ils vinrent à regarder leur ouvrage de sang-froid, ils ne purent s'empêcher d'en rire. Nous voilà donc bien en sûreté du côté des gens de la Lune, dit la Marquise, ils ne nous devineront pas ; mais je voudrais que nous les pussions deviner ; car en vérité cela inquiète, de savoir qu'ils sont là-haut, dans cette Lune que nous voyons, et de ne pouvoir pas se figurer comment ils sont faits. Et pourquoi, répondis-je, n'avez-vous point d'inquiétude sur les habitants de cette grande terre australe qui nous est encore entièrement inconnue ? Nous sommes portés, eux et nous, sur un même vaisseau, dont ils occupent la proue et nous la poupe. Vous voyez que de la poupe à la proue il n'y a aucune communication, et qu'à un bout du navire on ne sait point quelles gens sont à l'autre, ni ce qu'ils y font ; et vous voudriez savoir ce qui se passe dans la Lune, dans cet autre vaisseau qui flotte loin de nous par les cieux ?
Oh ! reprit-elle, je compte les habitants de la terre australe pour connus, parce qu'assurément ils doivent nous ressembler beaucoup, et qu'enfin on les connaîtra quand on voudra se donner la peine de les aller voir ; ils demeureront toujours là, et ne nous échapperont pas ; mais ces gens de la Lune, on ne les connaîtra jaîela est désespérant. Si je vous répondais sérieusement, répliquai-je, qu'on ne sait ce qui arrivera, vous vous moqueriez de moi, et je le m&eacîerais sans doute. Cependant je me défendrais assez bien, si je voulais. J'ai une pensée très ridicule, qui a un air de vraisemblance qui me surprend ; je ne sais où elle peut l'avoir pris, étant aussi impertinente qu'elle est. Je gage que je vais vous réduire à avouer, contre toute raison, qu'il pourra y avoir un jour du commerce entre la Terre et la Lune. Remettez-vous dans l'esprit l'état où était l'Amérique avant qu'elle eût été découverte par Christophe Colomb. Ses habitants vivaient dans une ignorance extrême. Loin de connaître les sciences, ils ne connaissaient pas les arts les plus simples et les plus nécessaires. Ils allaient nus, ils n'avaient point d'autres armes que l'arc, ils n'avaient jamais conçîes hommes pussent être portés par des animaux ; ils regardaient la mer comme un grand espace défendu aux hommes, qui se joignait au ciel, et au-delà duquel il n'y avait rien. Il est vrai qu'après avoir passé des années entières à creuser le tronc d'un gros arbre avec des pierres tranchantes, ils se mettaient sur la mer dans ce tronc, et allaient terre à terre portés par le vent et par les flots. Mais comme ce vaisseau était sujet à être souvent renversé, il fallait qu'ils se missent aussitôt à la nage pour le rattraper et, à proprement parler, ils nageaient toujours, hormis le temps qu'ils s'y délassaient. Qui leur eût dit qu'il y avait une sorte de navigation incomparablement plus parfaite qu'on pouvait traverser cette étendue infinie d'eaux, de tel côté et de tel sens qu'on voulait, qu'on s'y pouvait arrêter sans mouvement au milieu des flots émus, qu'on était maître de la vitesse avec laquelle on allait, qu'enfin cette mer, quelque vaste qu'elle fût, n'était point un obstacle à la communication des peuples, pourvu seulement qu'il y eût îples au-delà, vous pouvez compter qu'ils ne l'eussent jamais cru. Cependant voilà un beau jour le spectacle du monde le plus étrange et le moins attendu qui se présente à eux. De grands corps énormes qui paraissent avoir des ailes blanches, qui volent sur la mer, qui vomissent du feu de toutes parts, et qui viennent jeter sur le rivage des gens inconnus, tout écaillés de fer, disposant comme ils veulent de monstres qui courent sous eux, et tenant en leur main des foudres dont ils terrassent tout ce qui leur résiste. D'où sont-ils venus ? Qui a pu les amener par-dessus les mers ? Qui a mis le feu en leur disposition ? Sont-ce les enfants du Soleil ? car assurément ce ne sont pas des hommes. Je ne sais, Madame, si vous entrez comme moi dans la surprise des Américains ; mais jamais il ne peut y en avoir eu une pareille dans le monde. Après cela je ne veux plus jurer qu'il ne puisse y avoir commerce quelque jour entre la Lune et la Terre. Les Américains eussent-ils cru qu'il eût dû y en avoir entre l'Amérique et l'Europe qu'ils ne connaissaient seulement pas ? Il est vrai qu'il faudra traverser ce grand espace d'air et de ciel qui est entre la Terre et la Lune ; mais ces grandes mers paraissaient-elles aux Américains plus propres à être traversées ? En vérité, dit la Marquise en me regardant, vous êtes fou. Qui vous dit le contraire ? répondis-je. Mais je veux vous le prouver, reprit-elle, je ne me contente pas de l'aveu que vous en faites. Les Américains étaient si ignorants qu'ils n'avaient garde de soupçonner qu'on pût se faire des chemins au travers des mers si vastes ; mais nous qui avons tant de connaissances, nous nous figurerions bien qu'on pût aller par les airs, si l'on pouvait effectivement y aller. On fait plus que se figurer la chose possible, répliquai-je, on commence déjà à voler un peu ; plusieurs personnes différentes ont trouvé le secret de s'ajuster des ailes qui les soutinssent en l'air, de leur donner du mouvement, et de passer par-dessus des rivières. à la vérité, ce n'a pas été un vol d'aigle, et il en a quelquefois coûté à ces nouveaux oiseaux un bras ou une jambe ; mais enfin cela ne représente encore que les premières planches que l'on a mises sur l'eau, et qui ont été le commencement de la navigation. De ces planches-là, il y avait bien loin jusqu'à de gros navires qui pussent faire le tour du monde. Cependant peu à peu sont venus les gros navires. L'art de voler ne fait encore que de naître, il se perfectionnera, et quelque jour on ira jusqu'à la Lune. Prétendons-nous avoir découvert toutes choses, ou les avoir mises à un point qu'on n'y puisse rien ajouter ? Eh, dîirc;ce, consentons qu'il y ait encore quelque chose à faire pour les siècles à venir. Je ne consentirai point, dit-elle, qu'on vole jamais, que d'une manière à se rompre aussitôt le cou. Eh bien, lui répondis-je, si vous voulez qu'on vole toujours si mal ici, on volera mieux dans la Lune ; les habitants seront plus propres que nous à ce métier ; car il n'importe que nous allions là, ou qu'ils viennent ici ; et nous serons comme les Américains qui ne se figuraient pas qu'on pût naviguer, quoiqu'à l'autre bout du monde on naviguât fort bien. Les gens de la Lune seraient donc déjà venus ? reprit-elle presque en colère. Les Européens n'ont été en Amérique qu'au bout de six mille ans, répliquai-je en éclatant de rire, il leur fallut ce temps-là pour perfectionner la navigation jusqu'au point de pouvoir traverser l'Océan. Les gens de la Lune savent peut-être déjà faire de petits voyages dans l'air, à l'heure qu'il est, ils s'exercent ; quand ils seront plus habiles et plus expérimentés, nous les verrons, et Dieu sait quelle surprise. Vous êtes insupportable, dit-elle, de me pousser à bout avec un raisonnement aussi creux que celui-là. Si vous me fâchez, repris-je, je sais bien ce que j'ajouterai encore pour le fortifier. Remarquez que le monde se développe peu à peu. Les anciens se tenaient bien sûrs que la zone torride et les zones glaciales ne pouvaient être habitées à cause de l'excès ou du chaud ou du froid ; et du temps des Romains, la carte générale de la terre n'était guère plus étendue que la carte de leur empire, ce qui avait de la grandeur en un sens, et marquait beaucoup d'ignorance en un autre. Cependant il ne laissa pas de se trouver des hommes, et dans des pays très chauds, et dans des pays très froids ; voilà déjà le monde augmenté. Ensuite on jugea que l'Océan couvrait toute la terre, hormis ce qui était connu alors, et qu'il n'y avait point d'antipodes, car on n'en avait jamais ouï parler, et puis, auraient-ils eu les pieds en haut, et la tête en bas ? Après ce beau raisonnement on découvre les antipodes. Nouvelle réformation à la carte, nouvelle moitié de la terre. Vous m'entendez bien, Madame, ces antipodes-là qu'on a trouvés contre toute espérance, devraient nous apprendre à être retenus dans nos jugements. Le monde achèvera peut-être de se développer pour nous, on connaîtra jusqu'à la Lune. Nous n'en sommes pas encore là, parce que toute la terre n'est pas découverte, et qu'apparemment il faut que tout cela se fasse d'ordre. Quand nous aurons bien connu notre hîon, il nous sera permis de connaître celle de nos voisins, les gens de la Lune. Sans mentir, dit la marquise en me regardant attentivement, je vous trouve si profond sur cette matière, qu'il n'est pas possible que vous ne croyiez tout de bon ce quîdites. J'en serais bien fâché, répondis-je, je veux seulement vous faire voir qu'on peut assez bien soutenir une opinion chimérique, pour embarrasser une personne d'esprit, mais non pas assez bien pour la persuader. Il n'y a que la vérité qui persuade, même sans avoir besoin de paraître avec toutes ses preuves. Elle entre si naturellement dans l'esprit que, quand on l'apprend pour la première fois, il semble qu'on ne fasse que s'en souvenir. Ah ! vous me soulagez, répliqua la Marquise, votre îisonnement m'incommodait, et je me sens plus en état d'aller me coucher tranquillement, si vous voulez bien que nous nous retirions.
Particularités du monde de la Lune.
Que les autres planètes sont habitées aussi.
La Marquise voulut m'engager pendant le jour à poursuivre nos entretiens, mais je lui représentai que nous ne devions confier de telles rêveries qu'à la Lune et aux étoiles, puisqu'aussi bien elles en étaient l'objet. Nous ne manquâmes pas d'aller le soir dans le parc, qui devenait un lieu consacré à nos conversations savantes.
J'ai bien des nouvelles à vous apprendre, lui dis-je ; la Lune que je vous disais hier, qui selon toutes les apparences était habitée, pourrait bien ne l'être point ; j'ai pensé à une chose qui met ses habitants en péril. Je ne souffrirai point cela, répondit-elle. Hier vous m'aviez préparée à voir ces gens-là venir ici au premier jour, et aujourd'hui ils ne seraient seulement pas au monde ? Vous ne vous jouerez point ainsi de moi, vous m'avez fait croire les habitants de la Lune, j'ai surmonté la peine que j'y avais, je les croirai. Vous allez bien vite, repris-je, il faut ne donner que la moitié de son esprit aux choses de cette espèce que l'on croit, et en réserver une autre moitié libre, où le contraire puisse être admis, s'il en est besoin. Je ne me paie point de sentences, répliqua-t-elle, allons au fait. Ne faut-il pas raisonner de la Lune comme de Saint-Denis ? Non, répondis-je, la Lune ne ressemble pas autant à la Terre que Saint-Denis ressemble à Paris. Le soleil élève de la terre et des eaux des exhalaisons et des vapeurs qui, montant en l'air jusqu'à quelque hauteur, s'y assemblent, et forment les nuages. Ces nuages suspendus voltigent irrégulièrement autour de notre globe, et ombragent tantôt un pays, tantôt un autre. Qui verrait la Terre de loin remarquerait souvent quelques changements sur sa surface, parce qu'un grand pays couvert par des nuages serait un endroit obscur, et deviendrait plus lumineux dès qu'il serait découvert. On verrait des taches qui changeraient de place, ou s'assembleraient diversement, ou disparaîtraient tout à fait. On verrait donc aussi ces mêmes changements sur la surface de la Lune, si elle avait des nuages autour d'elle ; mais tout au contraire, toutes ses taches sont fixes, ses endroits lumineux le sont touîet voilà le malheur. à ce compte-là, le soleil n'élève point de vapeurs, ni d'exhalaisons de dessus la Lune. C'est donc un corps infiniment plus dur et plus solide que notre Terre, dont les parties les plus subtiles se dégagent aisément d'avec les autres, et montent en haut dès qu'elles sont mises en mouvement par la chaleur. Il faut que ce soit quelque amas de rochers et de marbres où il ne se fait point d'évaporations ; d'ailleurs, elles se font si naturellement et si nécessairement, où il y a des eaux, qu'il ne doit point y avoir d'eaux où il ne s'en fait point. Qui sont donc les habitants de ces rochers qui ne peuvent rien produire, et de ce pays qui n'a point d'eaux ? Et quoi, s'écria-t-elle, il ne vous souvient plus que vous m'avez assurée qu'il y avait dans la Lune des mers que l'on distinguait d'ici ? Ce n'est qu'une conjecture, répondis-je, j'en suis bien fâché ; ces endroits obscurs, qu'on prend pour des mers, ne sont peut-être que de grandes cavités. De la distance où nous sommes, il est permis de ne pas deviner tout à fait juste. Mais, dit-elle, cela suffira-t-il pour nous faire abandonner les habitants de la Lune ? Non pas tout à fait, Madame, répondis-je, nous ne nous déterminerons ni pour eux, ni contre eux. Je vous avoue ma faiblesse, répliqua-t-elle, je ne suis point capable d'une si parfaite indétermination, j'ai besoin de croire. Fixez-moi promptement à une opinion sur les habitants de la Lune ; conservons-les, ou anéantissons-les pour jamais, et qu'il n'en soit plus parlé ; mais conservons-les plutôt, s'il se peut, j'ai pris pour eux une inclination que j'aurais de la peine à perdre. Je ne laisserai donc pas la Lune déserte, repris-je, repeuplons-la pour vous faire plaisir. à la vérité, puisque l'apparence des taches de la Lune ne change point, on ne peut pas croire qu'elle ait des nuages autour d'elle, qui ombragent tantôt une partie, tantôt une autre, mais ce n'est pas à dire qu'elle ne pousse point hors d'elle de vapeurs, ni d'exhalaisons. Nos nuages que nous voyons portés en l'air ne sont que des exhalaisons et des vapeurs, qui au sortir de la Terre étaient séparées en trop petites parties pour pouvoir être vues, et qui ont rencontré un peu plus haut un froid qui les a resserrées, et rendues visibles par la réunion de leurs parties, après quoi ce sont de gros nuages qui flottent en l'air, où ils sont des corps étrangers, jusqu'à ce qu'ils retombent en pluies. Mais ces mêmes vapeurs, et ces mêmes exhalaisons se tiennent quelquefois assez dispersées pour être imperceptibles, et ne se ramassent qu'en formant des rosées très subtiles, qu'on ne voit tomber d'aucune nuée. Je suppose donc qu'il sorte des vapeurs de la Lune ; car enfin il faut qu'il en sorte ; il n'est pas croyable que la Lune soit une masse dont toutes les parties soient d'une égale solidité, toutes également en repos les unes auprès des autres, toutes incapables de recevoir aucun changement par l'action du Soleil sur elles ; nous ne connaissons aucun corps de cette nature, les marbres mêmes n'en sont pas ; tout ce qui est le plus solide change et s'altère, ou par le mouvement secret et invisible qu'il a en lui-même, ou par celui qu'il reçoit de dehors. Mais les vapeurs de la Lune ne se rassembleront point autour d'elle en nuages, et ne retomberont point sur elle en pluies, elles ne formeront que des rosées. Il suffit pour cela que l'air dont apparemment la Lune est environnée en son particulier, comme notre Terre l'est du sien, soit un peu différent de notre air, et les vapeurs de la Lune un peu différentes des vapeurs de la Terre, ce qui est quelque chose de plus que vraisemblable. Sur ce pied-là, il faudra que, la matière étant disposée dans la Lune autrement que sur la Terre, les effets soient différents, mais il n'importe ; du moment que nous avons trouvé un mouvement intérieur dans les parties de la Lune, ou produit par des causes étrangères, voilà ses habitants qui renaissent, et nous avons le fond nécessaire pour leur subsistance. Cela nous fournira des fruits, des blés, des eaux, et tout ce que nous voudrons. J'entends des fruits, des blés, des eaux à la manière de la Lune, que je fais profession de ne pas connaître, le tout proportionné aux besoins de ses habitants, que je ne connais pas non plus.
C'est-à-dire, me dit la Marquise, que vous savez seulement que tout est bien, sans savoir comment il est ; c'est beaucoup d'ignoîur bien peu de science ; mais il faut s'en consoler, je suis encore trop heureuse que vous ayez rendu à la Lune ses habitants. Je suis même fort contente que vous lui donniez un air qui l'enveloppe en son particulier, il me semblerait désormais que sans cela une planète serait trop nue.
Ces deux airs différents, repris-je, contribuent à empêcher la communication des deux planètes. S'il ne tenait qu'à voler, que savons-nous, comme je vous disais hier, si on ne volera pas fort bien quelque jour ? J'avoue pourtant qu'il n'y a pas beaucoup d'apparence. Le grand éloignement de la Lune à la Terre serait encore une difficulté à surmonter, qui est assurément considérable ; mais quand même elle ne s'y rencontrerait pas, il ne serait pas possible de passer de l'air de l'une dans l'air de l'autre. L'eau est l'air des poissons, ils ne passent jamais dans l'air des oiseaux, ni les oiseaux dans l'air des poissons ; ce n'est pas la distance qui les en empêche, c'est que chacun a pour prison l'air qu'il respire. Nous trouvons que le nôtre est mêlé de vapeurs plus épaisses et plus grossières que celui de la Lune. à ce compte, un habitant de la Lune qui serait arrivé aux
confins de notre monde se noierait dès qu'il entrerait dans notre air, et nous le verrions tomber mort sur la Terre.
Oh, que j'aurais d'envie, s'écria la Marquise, qu'il arrivât quelque grand naufrage qui répandît ici bon nombre de ces gens-là, dont nous irions considérer à notre aise les figures extraordinaires ! Mais répliquai-je, s'ils étaient assez habiles pour naviguer sur la surface extérieure de notre airîe de là, par la curiosité de nous voir, ils nous pêchassent comme des poissons, cela vous plairait-il ? Pourquoi non, répondit-elle en riant ? Pour moi, je me mettrais de mon propre mouvement dans leurs filets, seulement pour avoir le plaisir de voir ceux qui m'auraient pêchée.
Songez, répliquai-je, que vous n'arriveriez que bien malade au haut de notre air, il n'est pas respirable pour nous dans toute son étendue, il s'en faut bien ; on dit qu'il ne l'est déjà presque plus au haut de certaines montagnes, et je m'étonne bien que ceux qui ont la folie de croire que des génies corporels habitent l'air le plus pur, ne disent aussi que ce qui fait que ces génies ne nous rendent que des visites et très-rares et très-courtes, c'est qu'il y en a peu d'entre eux qui sachent plonger, et que ceux-là même ne peuvent faire jusqu'au fond de cet air épais, où nous sommes, que des plongeons de très peu de durée. Voilà donc bien des barrières naturelles qui nous défendent la sortie de notre monde, et l'entrée de celui de la Lune. Tâchons du moins pour notre consolation de deviner ce que nous pourrons de ce monde-là. Je crois, par exemple, qu'il faut qu'on y voie le ciel, le Soleil, et les autres d'une autre couleur que nous ne les voyons. Tous ces objets ne nous paraissent qu'au travers d'une espèce de lunette naturelle qui nous les change. Cette lunette, c'est notre air, mêlé comme il est de vapeurs et d'exhalaisons, et qui ne s'étend pas bien haut. Quelques Modernes prétendent que de lui-même il est bleu aussi bien que l'eau de la mer, et que cette couleur ne paraît dans l'un et dans l'autre qu'à une grande profondeur. Le ciel, disent-ils, où sont attachées les étoiles fixes, n'a de lui-même aucune lumière, et par conséquent il devrait paraître noir ; mais oîit au travers de l'air qui est bleu, et il paraît bleu. Si cela est, les rayons du soleil et des étoiles ne peuvent passer au travers de l'air sans se teindre un peu de sa couleur, et prendre autant de celle qui leur estîlle. Mais quand même l'air ne serait pas coloré de lui-mêmîst certain qu'au travers d'un gros brouillard, la lumière d'un flambeau qu'on voit un peu de loin paraît toute rougeâtre, quoique ce ne soit pas sa vraie couleur ; et notre air n'est non plus qu'un gros brouillard qui nous doit altérer la vraie couleur, et du ciel, et du soleil, et des étoiles. Il n'appartiendrait qu'à la matière c&eacuîe de nous apporter la lumière et les couleurs dans toute leur pureté, et telles qu'elles sont. Ainsi, puisque l'air de la Lune est d'une autre nature que notre air, ou il est teint en lui-même d'une autre couleur, ou du moins c'est un autre brouillard qui cause une autre altération aux couleurs des corps célestes. Enfin, à l'égard des gens de la Lune, cette lunette au travers de laquelle on voit tout est changée.
Cela me fait préférer notre séjour à celui de la Lune, dit la Marquise, je ne saurais croire que l'assortiment des couleurs célestes y soit aussi beau qu'il l'est ici. Mettons, si vous voulez, un ciel rouge et des étoiles vertes, l'effet n'est pas si agréable que des étoiles couleur d'or sur du bleu. On dirait à vous entendre, repris-je, que vous assortiriez un habit ou un meuble ; mais, croyez-moi, la nature a bien de l'esprit ; laissez-lui le soin d'inventer un assortiment de couleurs pour la Lune, et je vous garantis qu'il sera bien entendu. Elle n'aura pas manqué de varier le spectacle de l'univers à chaque point de vue différent, et de le varier d'une manière toujours agréable.
Je reconnais son adresse, interrompit la Marquise, elle s'est épargné la peine de changer les objets pour chaque point de vue, elle n'a changé que les lunettes, et elle a l'honneur de cette grande diversité, sans en avoir fait la dépense. Avec un air bleu, elle nous donne un ciel bleu, et peut-être avec un air rouge, elle donne un ciel rouge aux habitants de la Lune, c'est pourtant toujours le même ciel. Il me paraît qu'elle nous a mis dans l'imagination certaines lunettes, au travers desquelles on voit tout, et qui changent fort les objets à l'égard de chaque homme. Alexandre voyait la Terre comme une belle place bien propre à y établir un grand empire. C&eîadon ne la voyait que comme le séjour d'Astrée. Un philosophe la voit comme une grosse planète qui va par les cieux, toute couverte de fous. Je ne crois pas que le spectacle change plus de la terre à la Lune, qu'il fait ici d'imagination à imagination.
Le changement de spectacle est plus surprenant dans nos imaginations,
répliquai-je, car ce ne sont que les mêmes objets qu'on voit si différemment ; du moins dans la Lune on peut voir d'autres objets, ou ne pas voir quelques-uns de ceux qu'on voit ici. Peut-être ne connaissent-ils point en ce pays-là l'aurore ni les crépuscules. L'air qui nous environne, et qui est élevé au-dessus de nous, reçoit des rayons qui ne pourraient pas tomber sur la Terre ; et parce qu'il est fort grossier, il en arrête une partie, et nous les renvoie, quoiqu'ils ne nous fussent pas naturellement destinés. Ainsi l'aurore et les crépuscules sont une grâce que la nature nous fait ; c'est une lumière que régulièrement nous ne devrions point avoir, et qu'elle nous donne par-dessus ce qui nous est dû. Mais dans la Lune, où apparemment l'air est plus pur, il pourrait bien n'être pas si propre à renvoyer en en-bas les rayons qu'il reçoit avant que le soleil se lève, ou après qu'il est couché. Les pauvres habitants n'ont donc point cette lumière de faveur, qui en se fortifiant peu à peu, les préparerait agréablement à l'arrivée du soleil, ou qui en s'affaiblissant comme de nuance en nuance, les accoutumerait à sa perte. Ils sont dans des ténèbres profondes, et tout d'un coup il semble qu'on tire un rideau, voilà leurs yeux frappés de tout l'éclat qui est dans le soleil ; ils sont dans une lumière vive et éclatante, et tout d'un coup les voilà tombés dans des ténèbres profondes. Le jour et la nuit ne sont point liés par un milieu qui tienne de l'un et de l'autre. L'arc-en-ciel est encore une chose qui manque aux gens de la Lune ; car si l'aurore est un effet de la grossièreté de l'air et des vapeurs, l'arc-en-ciel se forme dans les pluies qui tombent en certaines circonstances, et nous devons les plus belles choses du monde à celles qui le sont le moins. Puisqu'il n'y a autour de la Lune ni vapeurs assez grossières, ni nuages pluvieux, adieu l'arc-en-ciel avec l'aurore, et à quoi ressembleront les belles de ce pays-là ? Quelle source de comparaisons perdue ?
Je n'aurais pas grand regret à ces comparaisons-là, dit la Marquise, et je trouve qu'on est assez bien récompensé dans la Lune, de n'avoir ni aurore ni arc-en-ciel ; car on ne doit avoir par la même raison ni foudres ni tonnerres, puisque ce sont aussi des choses qui se forment dans les nuages. On a de beaux jours toujours sereins, pendant lesquels on ne perd point le soleil de vue. On n'a point de nuits où toutes les étoiles ne se montrent ; on ne connaît ni les orages, ni les tempêtes, ni tout ce qui paraît être un effet de la colère du ciel; trouvez-vous qu'on soit tant à plaindre ? Vous me faites voir la Lune comme un séjour enchanté, répondis-je ; cependant je ne sais s'il îdélicieux d'avoir toujours sur la tête, pendant des îui en valent quinze des nôtres, un soleil ardent dont aucun nuage ne modère la chaleur. Peut-être aussi est-ce à cause de cela que la nature a creusé dans la Lune des espèces de puits, qui sont assez grands pour être aperçus par nos lunettes ; car ce ne sont point des vallées qui soient entre des montagnes, ce sont des creux que l'on voit au milieu de certains lieux plats et en très grand nombre. Que sait-on si les habitants de la Lune, incommodés par l'ardeur perpétuelle du soleil, ne se réfugient point dans ces grands puits ? Ils n'habitent peut-être point ailleurs, c'est là qu'ils bâtissent leurs villes. Nous voyons ici que la Rome souterraine est plus grande que la Rome qui est sur Terre. Il ne faudrait qu'ôter celle-ci, le reste serait une ville à la manière de la Lune. Tout un peuple est dans un puits, et d'un puits à l'autre il y a des chemins souterrains pour la communication des peuples. Vous vous moquez de cette vision, j'y consens de tout mon c?ur ; cependant, à vous parler très sérieusement, vous pourriez vous tromper plutôt que moi. Vous croyez que les gens de la Lune doivent habiter sur la surface de leur planète, parce que nous habitons sur la surface de la nôtre : c'est tout le contraire, puisque nous habitons sur la surface de notre planète, ils pourraient bien n'habiter pas sur la surface de la leur. D'ici là il faut que toutes choses soient bien différentes.
Il n'importe, dit la Marquise, je ne puis me résoudre à laisser vivre les habitants de la Lune dans une obscurité perpétuelle. Vous y auriez encore plus de peine, repris-je, si vous saviez qu'un grand philosophe de l'Antiquité a fait de la Lune le séjour des âmes qui ont mérité ici d'être bienheureuses. Toute leur félicité consiste en ce qu'elles y entendent l'harmonie que les corps célestes font par leurs mouvements ; mais comme il prétend que, quand la Lune tombe dans l'ombre de la Terre, elles ne peuvent plus entendre cette harmonie, alors, dit-il, ces âmes crient comme des désespérées, et la Lune se hâte le plus qu'elle peut de les tirer d'un endroit si fâcheux. Nous devrions donc, répliqua-t-elle, voir arriver ici les bienheureux de la Lune, car apparemment on nous les envoie aussi; et dans ces deux planètes on croit avoir assez pourvu à la félicité des âmes, de les avoir transportées dans un autre monde. Sérieusement, repris-je, ce ne serait pas un plaisir médiocre de voir plusieurs mondes différents. Ce voyage me réjouit quelquefois beaucoup à ne le faire qu'en imagination, et que serait-ce si on le faisait en effet ? cela vaudrait bien mieux que d'aller d'ici au Japon, c'est-à-dire de ramper avec beaucoup de peine d'un point de la Terre sur un autre, pour ne voir que des hommes. Eh bien, dit-elle, faisons le voyage des planètes comme nous pourrons, qui nous en empêche ? Allons nous placer dans tous ces différents points de vue, et de là considérons l'univers. N'avons-nous plus rien à voir dans la Lune ? Ce monde-là n'est pas encore épuisé, répondis-je. Vous vous souvenez bien que les deux mouvements, par lesquels la Lune tourne sur elle-même et autour de nous, étant égaux, l'un rend toujours à nos yeux ce que l'autre leur devrait dérober, et qu'ainsi elle nous présente toujours la même face. Il n'y a donc que cette moitié-là qui nous voie; et comme la Lune doit être censée ne tourner point sur son centre à notre égard, cette moitié qui nous voit, nous voit toujours attachés au même endroit du ciel. Quand elle est dans la nuit, et ces nuits-là valent quinze de nos jours, elle voit d'abord un petit coin de la Terre éclairé, ensuite un plus grand, et presque d'heure en heure la lumière lui paraît se répandre sur la face de la Terre jusqu'à ce qu'enfin elle la couvre entière ; au lieu que ces mêmes changements ne nous paraissent arriver sur la Lune que d'une nuit à l'autre, parce que nous la perdons longtemps de vue. Je voudrais bien pouvoir deviner îvais raisonnements que font les philosophes de ce monde-là, sur ce que notre Terre leur paraît immobile, lorsque tous les autres corps célestes se lèvent et se couchent sur leurs têtes en quinze jours. Ils attribuent apparemment cette immobilité à sa grosseur; car elle est soixante fois plus grosse que la Lune, et quand les poètes veulent louer les î oisifs, je ne doute pas qu'ils ne se servent de l'exemple de ce repos majestueux. Cependant ce n'est pas un repos parfait. On voit fort sensiblement de dedans la Lune notre Terre tourner sur son centre. Imaginez-vous notre Europe, notre Asie, notre Amérique, qui se présentent à eux l'une après l'autre en petit et différemment figurées, à peu près comme nous les voyons sur les cartes ? Que ce spectacle doit paraître nouveau aux voyageurs qui passent de la moitié de la Lune qui ne nous voit jamais à celle qui nous voit toujours ! Ah ! que l'on s'est bien gardé de croire les relations des premiers qui en ont parlé, lorsqu'ils ont été de retour en ce grand pays auquel nous îinconnus ! Il me vient à l'esprit, dit la Marquise, que de ce pays-là dans l'autre il se fait des espèces de pèlerinages pour venir nous considérer, et qu'il y a des honneurs et des privilèges pour ceux qui ont vu une fois en leur vie la grosse planète. Du moins, repris-je, ceux qui la voient ont le privilège d'être mieux éclairés pendant leurs nuits, l'habitation de l'autre moitié de la Lune doit être beaucoup moins commode à cet égard-là. Mais, Madame, continuons le voyage que nous avions entrepris de faire de planète en planète, nous avons assez exactement visité la Lune. Au sortir de la Lune, en tirant vers le Soleil, on trouve Vénus. Sur Vénus je reprends le Saint-Denis. Vénus tourne sur elle-même, et autour du Soleil comme la Lune; on découvre avec les lunettes d'approche, que Vénus aussi bien que la Lune est tantôt en croissant, tantôt en décours, tantôt pleine selon les diverses situations où elle est à l'égard de la Terre. La Lune, selon toutes les apparences, est habitée, pourquoi Vénus ne le sera-t-elle pas aussi ? Mais, interrompit la Marquise, en disant toujours pourquoi non ? vous m'allez mettre des habitants dans toutes les planètes ?
N'en doutez pas, répliquai-je, ce pourquoi non ? a une vertu qui peuplera tout. Nous voyons que toutes les planètes sont de la même nature, toutes des corps opaques qui ne reçoivent de la lumière que du soleil, qui se la renvoient les uns aux autres, et qui n'ont que les mêmes mouvements, jusque là tout est égal. Cependant, il faudrait concevoir que ces grands corps auraient été faits pour n'être point habités, que ce serait là leur condition naturelle, et qu'il y aurait une exception justement en faveur de la terre toute seule. Qui voudra le croire le croie; pour moi, je ne m'y puis pas résoudre. Je vous trouve, dit-elle, bien affermi dans votre opinion depuis quelques instants. Je viens de voir le moment que la Lune serait déserte, et que vous ne vous en souciez pas beaucoup, et présentement, si on osait vous dire que toutes les planètes ne sont pas aussi habitées que la Terre, je vois bien que vous vous mettriez en colère. Il est vrai, répondis-je, que dans le moment où vous venez de me surprendre, si vous m'eussiez contredit sur les habitants des planètes, non seulement je vous les aurais soutenus, mais je crois que je vous aurais dit comment ils étaient faits. Il y a des moments pour croire, et je ne les ai jamais si bien crus que dans celui-là ; présentement même que je suis un peu plus de sang-froid, je ne laisse pas de trouver qu'il serait bien étrange que la Terre fût aussi habitée qu'elle l'est, et que les autres planètes ne le fussent point du tout ; car ne croyez pas que nous voyions tout ce qui habite la Terre ; il y a autant d'espèces d'animaux invisibles que de visibles. Nous voyons depuis l'éléphant jusqu'au ciron, là finit notre vue; mais au ciron commence une multitude infinie d'animaux, dont il est l'éléphant, et que nos yeux ne sauraient apercevoir sans secours. On a vu avec des lunettes de très petites gouttes d'eau de pluie, ou de vinaigre, ou d'autres liqueurs, remplies de petits poissons ou de petits serpents que l'on n'aurait jamais soupçonnés d'y habiter, et quelques philosophes croient que le goût qu'elles font sentir sont les piqûres que ces petits animaux font à la langue. Mêlez de certaines choses dans quelques-unes de ces liqueurs, ou exposez-les au soleil, ou laissez-les se corrompre, voilà aussitôt de nouvelles espèces de petits animaux.
Beaucoup de corps qui paraissent solides ne sont presque que des amas de ces animaux imperceptibles, qui y trouvent pour leurs mouvements autant de liberté qu'il leur en faut. Une feuille d'arbre est un petit monde habité par des vermisseaux invisibles, à qui elle paraît d'une étendue immense, qui y connaissent des montagnes et des abîmes, et qui, d'un côté de la feuille à l'autre, n'ont pas plus de communication avec les autres vermisseaux qui y vivent que nous avec nos antipodes. A plus forte raison, ce me semble, une grosse planète îelle un monde habité. On a trouvé jusque dans des espèces îres très dures de petits vers sans nombre, qui y étaient logés de toutes parts dans des vides insensibles, et qui ne se nourrissaient que de la substance de ces pierres qu'ils rongeaient. Figurez-vous combien il y avait de ces petits vers, et pendant combien d'années ils subsistaient de la grosseur d'un grain de sable; et sur cet exemple, quand la Lune ne serait qu'un amas de rochers, je la ferais plutôt ronger par ses habitants, que de n'y en pas mettre. Enfin tout est vivant, tout est animé; mettez toutes ces espèces d'animaux nouvellement découvertes, et même toutes celles que l'on conçoit aisément qui sont encore à découvrir, avec celles que l'on a toujours vues, vous trouverez assurément que la terre est bien peuplée, et que la nature y a si libéralement répandu les animaux, qu'elle ne s'est pas mise en peine que l'on en vît seulement la moitié. Croirez-vous qu'après qu'elle a poussé ici sa fécondité jusqu'à l'excès, elle a été pour toutes les autres planètes d'une stérilité à n'y rien produire de vivant ?
Ma raison est assez bien convaincue,î Marquise, mais mon imagination est accablée de la multitude infinie des habitants de toutes ces planètes, et embarrassée de la diversité qu'il faut établir entre eux; car je vois bien que la nature, selon qu'elle est ennemie des répétitions, les aura tous faits différents; mais comment se représenter tout cela ? Ce n'est pas à l'imagination à prétendre se le représenter, répondis-je, elle ne peut aller plus loin que les yeux. On peut seulement apercevoir d'une certaine vue universelle la diversité que la nature doit avoir mise entre tous ces mondes. Tous les visages sont en général sur un même modèle; mais ceux de deux grandes nations, comme des Européens, si vous voulez, et des Africains ou des Tartares, paraissent être faits sur deux modèles particuliers, et il faudrait encore trouver le modèle des visages de chaque famille. Quel secret doit avoir eu la nature pour varier en tant de manières une chose aussi simple qu'un visage ? Nous ne sommes dans l'univers que comme une petite famille, dont tous les visages se ressemblent; dans une autre planète, c'est une autre famille, dont les visages ont un autre air.
Apparemment les différences augmentent à mesure que l'on s'éloigne, et qui verrait un habitant de la Lune et un habitant de la Terre remarquerait bien qu'ils seraient de deux mondes plus voisins qu'un habitant de la Terre et un habitant de Saturne. Ici, par exemple, on a l'usage de la voix, ailleurs on ne parle que par signes; plus loin on ne parle point du tout. Ici, le raisonnement se forme entièrement par l'expérience; ailleurs l'expérience y ajoute fort peu de chose; plus loin les vieillards n'en savent pas plus que les enfants. Ici, on se tourmente de l'avenir plus que du passé, ailleurs on se tourmente du passé plus que de l'avenir; plus loin on ne se tourmente ni de l'un ni de l'autre, et ceux-là ne sont peut-être pas les plus malheureux. On dit qu'il pourrait bien nous manquer un sixième sens naturel, qui nous apprendrait beaucoup de choses que nous ignorons. Ce sixième sens est apparemment dans quelque autre monde, où il manque quelqu'un des cinq que nous possédons. Peut être même y a-t-il effectivement un grand nombre de sens naturels; mais dans le partage que nous avons fait avec les habitants des autres planètes, il ne nous en est échu que cinq, dont nous nous contentons faute d'en connaître d'autres. Nos sciences ont de certaines bornes que l'esprit humain n'a jamais pu passer, il y a un point où elles nous manquent tout à coup; le reste est pour d'autres mondes où quelque chose de ce que nous savons est inconnu. Cette planète-ci jouit des douceurs de l'amour, mais elle est toujoursîte;solée en plusieurs de ses parties par les fureurs de la guerre. Dans une autre planète on jouit d'une paix éternelle, mais au milieu de cette paix on ne connaît point l'amour, et on s'ennuie. Enfin ce que la nature pratique en petit entre les hommes pour la distribution du bonheur ou des talents, elle l'aura sans doute pratiqué en grand entre les mondes, et elle se sera bien souvenue de mettre en usage ce secret merveilleux qu'elle a de diversifier toutes choses, et de les égî même temps que les compensations.
Etes-vous contente, Madame ? ajoutai-je. Vous ai-je ouvert un assez grand champ à exercer votre imagination ? Voyez-vous déjà quelques habitants de planètes ? Hélas ! non, répondit-elle. Tout ce que vous me dites là est merveilleusement vain et vague, je ne vois qu'un grand je ne sais quoi où je ne vois rien. Il me faudrait quelque chose de plus déterminé, de plus marqué. Eh bien donc, repris-je, je vais me résoudre à ne vous rien cacher de ce que je sais de plus particulier. C'est une chose que je tiens de très bon lieu, et vous en conviendrez quand je vous aurai cité mes garants. Ecoutez, s'il vous plaît, avec un peu de patience. Cela sera assez long.
Il y a dans une planète, que je ne vous nommerai pas encore, des habitants très vifs, très laborieux, très adroits; ils ne vivent que de pillage, comme quelques- uns de nos Arabes, et c'est là leur unique vice. Du reste, ils sont entre eux d'une iîence parfaite, travaillant sans cesse de concert et avec zèle au bien de l'État, et surtout leur chasteté est incomparable; il est vrai qu'ils n'y ont pas beaucoup de mérite, ils sont tous stériles, point de sexe chez eux. Mais, interrompit la Marquise, n'avez-vous point soupçonné qu'on se moquait en vous faisant cette belle relation ? Comment la nation se perpétuerait-elle ? On ne s'est point moqué, repris-je d'un grand sang-froid, tout ce que je vous dis est certain, et la nation se perpétue. Ils ont une reine, qui ne les mène point à la guerre, qui ne paraît guère se mêler des affaires de l'État, et dont toute la royauté consiste en ce qu'elle est féconde, mais d'une fécondité étonnante. Elle fait des milliers d'enfants, aussi ne fait-elle autre chose. Elle a un grand palais, partagé en une infinité de chambres, qui ont toutes un berceaîcute;paré pour un petit prince, et elle va accoucher dans chacune de ces chambres l'une après l'autre, toujours accompagnée d'une grosse cour, qui lui applaudit sur ce noble privilège, dont elle jouit à l'exclusion de tout son peuple.
Je vous entends, Madame, sans que vous parliez. Vous demandez où elle a pris des amants ou, pour parler plus honnêtement, des maris. Il y a des reines en Orient et en Afrique, qui ont publiquement des sérails d'hommes, celle-ci apparemment en a un, mais elle en fait grand mystère, et si c'est marquer plus de pudeur, c'est aussi agir avec moins de dignité. Parmi ces Arabes qui sont toujours en action, soit chez eux, soit en dehors, on reconnaît quelques étrangers en fort petit nombre, qui ressemblent beaucoup pour la figure aux naturels du pays, mais qui d'ailleurs sont fort paresseux, qui ne sortent point, qui ne font rien, et qui, selon toutes les apparences, ne seraient pas soufferts chez un peuple extrêmement actif, s'ils n'étaient destinés aux plaisirs de laî et à l'important ministère de la propagation. En effet, si malgré leur petit nombre ils sont les pères des dix mille enfants, plus ou moins, que la reine met au monde, ils méritent bien d'être quittes de tout autre emploi, et ce qui persuade bien que ç'a été leur unique fonction, c'est qu'aussitôt qu'elle est entièrement remplie, aussitôt que la reine a fait ses dix mille couches, les Arabes vous tuent, sans miséricorde, ces malheureux étrangers devenus inutiles à l'État.
Est-ce tout ? dit la Marquise. Dieu soit loué. Rentrons un peu dans le sens commun, si nous pouvons. De bonne foi où avez-vous pris tout ce roman-là ? Quel est le poète qui vous l'a fourni ? Je vous répète encore, lui répondis-je, que ce n'est point un roman. Tout cela se passe ici, sur notre terre, sous nos yeux. Vous voilà bien étonnée ! Oui, sous nos yeux, mes Arabes ne sont que des abeilles, puisqu'il faut vous le dire.
Alors je lui appris l'histoire naturelle des abeilles, dont elle ne connaissait guère que le nom. Après quoi, vous voyez bien, poursuivis-je, qu'en transportant seulement sur d'autres planètes des choses qui se passent sur la nôtre, nous imaginerions des bizarreries, qui paraîtraient extravagantes, et seraient cependant fort réelles, et nous en imaginerions sans fin, car, afin que vous le sachiez, Madame, l'histoire des insectes en est toute pleine. Je le crois aisément, répondit-elle. N'y eût-il que les vers à soie, qui me sont plus connus que n'étaient les abeilles, ils nous fourniraienîeuples assez surprenants, qui se métamorphoseraient de manière à n'être plus du tout les mêmes, qui ramperaient pendant une partie de leur vie, et voleraient pendant l'autre, et que sais-je moi ? cent mille autres merveilles qui feront les différents caractères, les différentes coutumes de tous ces habitants inconnus. Mon imagination travaille sur le plan que vous m'avez donné, et je vais même jusqu'à leur composer des figures. Je ne vous les pourrais pas décrire, mais je vois pourtant quelque chose. Pour ces figures-là, répliquai-je, je vous conseille d'en laisser le soin aux songes que vous aurez cette nuit. Nous verrons demain s'ils vous auront bien servie, et s'ils vous auront appris comment sont faits les habitants de quelque planète.
Particularités des mondes de Vénus, de Mercure, de Mars, de Jupiter et de Saturne
Les songes ne furent point heureux, ils représentèrent toujours quelque chose qui ressemblait à ce que l'on voit ici. J'eus lieu de reprocher à la Marquise ce que nous reprochent, à la vue de nos tableaux, certains peuples qui ne font jamais que des peintures bizarres et grotesques. Bon, nous disent-ils, cela est tout fait comme des hommes, il n'y a pas là d'imagination. Il fallut donc se résoudre à ignorer les figures des habitants de toutes ces planètes, et se contenter d'en deviner ce que nous pourrions, en continuant le voyage des mondes que nous avions commencé. Nous en étions à Vénus. On est bien sûr, dis-je à la Marquise, que Vénus tourne sur elle-même, mais on ne sait pas bien en quel temps, ni par conséquent combien ses jours durent. Pour ses années, elles ne sont que de près de huit mois, puisqu'elle tourne en ce temps-là autour du Soleil. Elle est grosse comme la Terre, et par conséquent la Terre paraît à Vénus de la même grandeur dont Vénus nous paraît. J'en suis bien aise, dit la Marquise, la Terre pourra être pour Vénus l'étoile du berger, et la mère des amours, comme Vénus l'est pour nous. Ces noms-là ne peuvent convenir qu'à une petite planète, qui soit jolie, claire, îte, et qui ait un air galant. J'en conviens, répondis-je, mais savez-vous ceînd Vénus si jolie de loin ? C'est qu'elle est fort affreuse de près. On a vu avec les lunettes d'approche que ce n'était qu'un amas de montagnes beaucoup plus hautes que les nôtres, fort pointues, et apparemment fort sèches; et par cette disposition la surface d'une planète est la plus propre qu'il se puisse à renvoyer la lumière avec beaucoup d'éclat et de vivacité. Notre Terre, dont la surface est fort unie auprès de celle de Vénus et en partie couverte de mers, pourrait bien n'être pas si agréable à voir de loin. Tant pis, dit la Marquise, car ce serait assurément un avantage et un agrément pour elle que de présider aux amours des habitants de Vénus, ces gens-là doivent bien entendre la galanterie. Oh ! sans doute, répondis-je, le menu peuple de Vénus n'est composé que de Céladons et de Silvandres, et leurs conversations les plus communes valent les plus belles de Clélie. Le climat est très favorable aux amours, Vénus est plus proche que nous du Soleil, et en reçoit une lumière plus vive et plus de chaleur. Elle est à peu près aux deux tiers de la distance du Soleil à la Terre.
Je vois présentement, interrompit la Marquise, comment sont faits les habitants de Vénus. Ils ressemblent aux Mores grenadins, un petit peuple noir, brûlé du soleil, plein d'esprit et de feu, toujours amoureux, faisant des vers, aimant la musique, inventant tous les jours des fêtes, des danses et des tournois. Permettez-moi de vous dire, Madame, répliquai-je, que vous ne connaissez guère bien les habitants de Vénus. Nos Mores grenadins n'auraient été auprès d'eux que des Lapons et des Groenlandais pour la froideur et pour la stupidité.
Mais que sera-ce des habitants de Mercure ? Ils sont plus de deux fois plus proches du Soleil que nous. Il faut qu'ils soient fous à force de vivacité. Je crois qu'ils n'ont point de mémoire, non plus que la plupart des nègres, qu'ils ne font jamais de réflexion sur rien, qu'ils n'agissent qu'à l'aventure, et par des mouvements subits, et qu'enfin c'est dans Mercure que sont les Petites Maisons de l'univers. Ils voient le Soleil neuf fois plus grand que nous ne le voyons; il leur envoie une lumière si forte que s'ils étaient ici, ils ne prendraient nos plus beaux jours que pour de très faibles crépuscules, et peut-être n'y pourraient-ils pas distinguer les objets, et la chaleur à laquelle ils sont accoutumés est si excessive, que celle qu'il fait ici au fond de l'Afrique les glacerait. Apparemment notre fer, notre argent, notre or se fondraient chez eux, et on ne les y verrait qu'en liqueur, comme on ne voit ici ordinairement l'eau qu'en liqueur, quoi qu'en de certains temps ce soit un corps fort solide. Les gens de Mercure ne soupçonneraient pas que dans un autre monde ces liqueurs-là, qui font peut-être leurs rivières, sont des corps des plus durs que l'on connaisse. Leur année n'est que de trois mois. La durée de leur jour ne nous est point connue, parce que Mercure est si petit et si proche du Soleil, dans les rayons duquel il est presque toujours perdu, qu'il échappe à toute l'adresse des astronomes, et qu'on n'a pu encore avoir assez de prise sur lui, pour observer le mouvement qu'il doit avoir sur son centre; mais ses habitants ont besoin qu'il achève ce tour en peu de temps; car apparemment brûlés comme ils sont par un grand poële ardent suspendu sur leurs têtes, ils soupirent après la nuit. Ils sont éclairés pendant ce temps-là de Vénus, et de la Terre qui leur doivent paraître assez grandes. Pour les autres planètes, comme elles sont au-delà de la Terre vers le firmament, ils les voient plus petites que nous ne les voyons, et n'en reçoivent que bien peu de lumière.
Je ne suis pas si touchée, dit la Marquise, de cette perte-là que font les habitants de Mercure, que de l'incommodité qu'ilîedil;oivent de l'excès de chaleur. Je voudrais bien que nous les soulageassions un peu. Donnons à Mercure de longues et d'abondantes pluies qui le rafraîchissent, comme on dit qu'il en tombe ici dans les pays chauds pendant des quatre mois entiers, justement dans les saisons les plus chaudes.
Cela se peut, repris-je, et même nous pouvons rafraîchir encore Mercure d'une autre façon. Il y a des pays dans la Chine qui doivent être très chauds par leur situation, et où il fait pourtant dîs froids pendant les mois de juillet et d'août, jusque-là que les rivières se gèlent. C'est que ces contrées-là ont beaucoup de salpêtre; les exhalaisons en sont fortîs, et la force de la chaleur les fait sortir de la terre en grande abondance. Mercure sera, si vous voulez, une petite planète toute de salpêtre, et le Soleil tirera d'elle-même le remède au mal qu'il lui pourrait faire. Ce qu'il y a de sûr, c'est que la nature ne saurait faire vivre les gens qu'où ils peuvent vivre, et que l'habitude, jointe à l'ignorance de quelque chose de meilleur, survient, et les y fait vivre agréablement. Ainsi on pourrait même se passer dans Mercure du salpêtre et des pluies.
Après Mercure, vous savez qu'on trouve le Soleil. Il n'y a pas moyen d'y mettre d'habitants. Le pourquoi non nous manque là. Nous jugeons, par la Terre qui est habitée, que les autres corps de la même espèce qu'elle doivent l'être aussi; mais le Soleil n'est point un corps de la même espèce que la Terre, ni que les autres planètes. Il est la source de toute cette lumière que les planètes ne font que se renvoyer les unes aux autres après l'avoir reçue de lui. Elles ne peuvent faire, pour ainsi dire, des échanges entre elles, mais elles ne la peuvent produire. Lui seul tire de soi-même cette précieuse substance; il la pousse avec force de tous côtés, de là elle revient à la rencontre de tout ce qui est solide, et d'une planète à l'autre il s'épand de longues et vastes traînées de lumières qui se croisent, se traversent, et s'entrelacent en mille façons différentes, et forment d'admirables tissus de la plus riche matière qui soit au monde. Aussi le Soleil est-il placé dans le centre, qui est le lieu le plus commode d'où il puisse la distribuer également, et animer tout par sa chaleur. Le Soleil est donc unîparticulier, mais quelle sorte de corps ? On est bien embarrassé à le dire. On avait toujours cru que c'était un feu très pur; mais on s'en désabusa au commencement de ce siècle, qu'on aperçut des taches sur sa surface. Comme on avait découvert, peu de temps auparavant, de nouvelles planètes, dont je vous parlerai, que tout le monde philosophe n'avait l'esprit rempli d'autre chose, et qu'enfin les nouvelles planètes s'étaient mises à la mode, on jugea aussitôt que ces taches en étaient, qu'elles avaient un mouvement autour du Soleil, et qu'elles nous en cachaient nécessairement quelque partie, en tournant leur moitié obscure vers nous. Déjà les savants faisaient leur cour de ces prétendues planètes aux princes de l'Europe. Les uns leur donnaient le nom d'un prince, les autres d'un autre, et peut-être il y aurait eu querelle entre eux à qui serait demeuré le maître des taches pour les nommer comme il eût voulu.
Je ne trouve point cela bon, interrompit la Marquise. Vous me disiez l'autre jour qu'on avait donné aux différentes parties de la Lune des noms de savants et d'astronomes, et j'en étais fort contente. Puisque les princes prennent pour eux la Terre, il est juste que les savants se réservent le ciel, et y doî mais ils n'en devraient point permettre l'entrée à d'autres. Souffrez, répondis-je, qu'ils puissent, du moins en cas de besoin, engager aux princes quelque astre, ou quelque partie de la Lune. Quant aux taches du Soleil, ils n'en purent faire aucun usage. Il se trouva que ce n'étaient point des planètes, mais des nuages, des fumées, des écumes qui s'élèvent sur le Soleil. Elles sont tantôt en grande quantité, tantôt en petit nombre, tantôt elles disparaissent toutes; quelque fois elles se mettent plusieurs ensemble, quelquefois elles se séparent, quelquefois elles sont plus claires, quelque fois plus noires. Il y a des temps où l'on en voit beaucoup, il y en a d'autres, et même assez longs, où il n'en paraît aucune. On croirait que le Soleil est une matière liquide, quelques-uns disent de l'or fondu, qui bouillonne incessamment, et produit des impuretés, que la force de son mouvement rejette sur sa surface ; elles s'y consument, et puis il s'en produit d'autres. Imaginez-vous quels corps étrangers ce sont là, il y en a tel qui est dix-sept cent fois plus gros que la Terre; car vîrez qu'elle est plus d'un million de fois plus petite que le globe du Soleil. Jugez par là quelle est la quantité de cet or fondu, ou l'étendue de cette grande mer de lumière et de feu. D'autres disent, et avec assez d'apparence, que les taches, du moins pour la plupart, ne sont point des productions nouvelles, et qui se dissipent au bout de quelque temps, mais de grosses masses solides, de figure fort irrégulière, toujours subsistantes, qui tantôt flottent sur le corps liquide du Soleil, tantôt s'y enfoncent ou entièrement ou en partie, et nous présentent différentes pointes ou éminences, selon qu'elles s'enfoncent plus ou moins, et qu'elles se tournent vers nous de différents côtés. Peut-être font-elles partie de quelque grand amas de matière solide qui sert d'aliment au feu du Soleil. Enfin, quoi que ce puisse être que le Soleil, il ne paraît nullement propre à être habité. C'est pourtant dommage, l'habitation serait belle. On serait au centre de tout, on verrait toutes les planètes tourner régulièrement autour de soi, au lieu que nous voyons dans leur cours une infinité de bizarreries, qui n'y paraissent que parce que nous ne sommes pas dans le lieu propre pour en bien juger, c'est-à-dire auî de leur mouvement. Cela n'est-il pas pitoyable ? Il n'y a qu'un lieu dans le monde d'où l'étude des astres puisse être extrêmement facile, et justement dans ce lieu-là, il n'y a personne. Vous n'y songez pas, dit la Marquise. Qui serait dans le Soleil ne verrait rien, ni planètes, ni étoiles fixes. Le Soleil n'efface-t-il pas tout ? Ce seraient ses habitants qui seraient bien fondés à se croire seuls dans toute la nature.
J'avoue que je m'étais trompé, répondis-je, je ne songeais qu'à la situation où est le Soleil, et non à l'effet de sa lumière; mais vous qui me redressez si à propos, vous voulez bien que je vous dise que vous vous êtes trompée aussi; les habitants du Soleil ne le verraient seulement pas. Ou ils ne pourraient soutenir la force de sa lumière, ou ils ne la pourraient recevoir, faute d'en être à quelque distance, et, tout bien considéré, le Soleil ne serait qu'un séjour d'aveugles. Encore un coup, il n'est pas fait pour être habité; mais voulez-vous que nous poursuivions notre voyage des mondes ? Nous sommes arrivés au centre qui est toujours le lieu le plus bas dans tout ce qui est rond, et je vous dirai, en passant, que pour aller d'ici-là, nous avons fait un chemin de trente-trois millions de lieues, il faudrait présentement retourner sur nos pas, et remonter. Nous retrouverons Mercure, Vénus, la Terre, la Lune, toutes planètes que nous avons visitées. Ensuite c'est Mars qui se présente. Mars n'a rien de curieux que je sache, ses jours sont de plus d'une demi-heure plus longs que les nôtres, et ses années valent deux de nos années, à un mois et demi près. Il est cinq fois plus petit que la Terre, il voit le Soleil un peu moins grand, et moins vif que nous ne le voyons; enfin Mars ne vaut pas trop la peine qu'on s'y arrête. Mais la jolie chose que Jupiter avec ses quatre lunes ou satellites ! Ce sont quatre petites planètes qui, tandis que Jupiter tourne autour du Soleil en douze ans, tournent autour de lui comme notre Lune autour de nous. Mais, interrompit la Marquise, pourquoi y a-t-il des planètes qui tournent autour d'autres planètes qui ne valent pas mieux qu'elles ? Sérieusement il me paraîtrait plus régulier et plus uniforme que toutes les planètes, et grandes et petites, n'eussent que le même mouvement autour du Soleil.
Ah ! Madame, répliquai-je, si vous saviez ce que c'est que les tourbillons de Descartes, ces tourbillons dont le nom est si terrible et l'idée si agréable, vous ne parleriez pas comme vous faites. La tête me dût-elle tournî-elle en riant, il est beau de savoir ce que c'est que les tourbillons. Achevez de me rendre folle, je ne me ménage plus, je ne connais plus de retenue sur la philosophie; laissons parler le monde, et donnons-nous aux tourbillons. Je ne vous connaissais pas de pareils emportements, repris-je; c'est dommage qu'ils n'aient que les tourbillons pour objet. Ce qu'on appelle un tourbillon, c'est un amas de matière dont les parties sont détachées les unes des autres, et se meuvent toutes en un même sens; permis à elles d'avoir pendant ce temps-là quelques petites mouvements particuliers, pourvu qu'elles suivent toujours le mouvement général. Ainsi, un tourbillon de vent, c'est une infinité de petites parties d'air, qui tournent en rond toutes ensemble, et enveloppent ce qu'elles rencontrent. Vous savez que les planètes sont portées dans la matière céleste, qui est d'une subtilité et d'une agitation prodigieuses. Tout ce grand amas de matière céleste qui est depuis le Soleil jusqu'aux étoiles fixes, tourne en rond et, emportant avec soi les planètes, les fait tourner toutes en un même sens autour du Soleil, qui occupe le centre, mais en des temps plus ou moins longs, selon qu'elles en sont plus ou moins éloignées. Il n'y a pas jusqu'au Soleil qui ne tourne sur lui-même, parce qu'il est justement au milieu de toute cette matière céleste; vous remarquerez, en passant, que quand la Terre serait dans la place où il est, elle ne pourrait encore faire moins que de tourner sur elle-même.
Voilà quel est le grand tourbillon dont le Soleil est comme le maître; mais en même temps, les planètes se composent de petits tourbillons particuliers à l'imitation de celui du Soleil. Chacune d'elles, en tournant autour du Soleil, ne laisse pas de tourner autour d'elle-même, et fait tourner aussi autour d'elle en même sens une certaine quantité de cette matière céleste, qui est toujours prête à suivre tous les mouvementî lui veut donner, s'ils ne la détournent pas de son mouvement général. C'est là le tourbillon particulier de la planète, et elle le pousse aussi loin que la force de son mouvement se peut étendre. S'il faut qu'il tombe dans ce petit tourbillon quelque planète moindre que celle qui y domine, la voilà emportée par la grande et forcée indispensablement à tourner autour d'elle, et le tout ensemble, la grande planète, la petite, et le tourbillon qui les renferme n'en tourne pas moins autour du Soleil. C'est ainsi qu'au commencement du monde nous nous fîmes suivre par la Lune, parce qu'elle se trouva dans l'étendue de notre tourbillon, et tout à fait à notre bienséance. Jupiter, dont je commençais à vous parler, fut plus heureux ou plus puissant que nous. Il y avait dans son voisinage quatre petites planètes, ils se les assujettit toutes quatre, et nous qui sommes une planète principale, croyez-vous que nous l'eussions &eîé, si nous nous fussions trouvés proches de lui ? Il est mille fois plus gros que nous, il nous aurait engloutis sans peine dans son tourbillon, et nous ne serions qu'une Lune de sa dépendance, au lieu que nous en avons une qui est dans la nôtre, tant il est vrai que le seul hasard de la situation décide souvent de toute la fortune qu'on doit avoir.
Et qui nous assure, dit la Marquise, que nous demeurerons toujours où nous sommes ? Je commence à craindre que nous ne fassions la folie de nous approcher d'une planète aussi entreprenante que Jupiter, ou qu'il ne vienne vers nous pour nous absorber; car il me paraît que dans ce grand mouvement, où vous dites qu'est la matière céleste, elle devrait agiter les planètes irrégulièrement, tantôt les approcher, tantôt les éloigner les unes des autres. Nous pourrions aussitôt y gagner qu'y perdre, répondis-je. Peut être irions-nous soumettre à notre domination Mercure ou Mars, qui sont de plus petites
planî;tes, et qui ne nous pourraient résister. Mais nous n'avons rien à espérer ni à craindre, les planètes se tiennent où elles sont, les nouvelles conquêtes leur sont défendues, comme elles l'étaient autrefois aux rois de la Chine. Vous savez bien que, quand on met de l'huile avec de l'eau, l'huile surnage. Qu'on mette sur ces deux liqueurs un corps extrêmement léger, l'huile le soutiendra, et il n'ira pas jusqu'à l'eau. Qu'on y mette un autre corps plus pesant, et qui soit justement d'une certaine pesanteur, il passera au travers de l'huile, qui sera trop faible pour l'arrêter, et tombera jusqu'à ce qu'il rencontre l'eau qui aura la force de le soutenir. Ainsi dans cette liqueur, composée de deux liqueurs qui ne se mêlent point, deux corps inégalement pesants se mettent naturellement à deux places différentes, et jamais l'un ne montera, ni l'autre ne descendra. Qu'on mette encore d'autres liqueurs qui se tiennent séparées, et qu'on y plonge d'autres corps, il arrivera la même chose. Représentez-vous que la matière céleste, qui remplit ce grand tourbillon, a différentes couches qui s'enveloppent les unes les autres, et dont les pesanteurs sont différentes, comme celles de l'huile et de l'eau, et des autres liqueurs. Les planètes ont aussi différentes pesanteurs, chacune d'elles par conséquent s'arrête dans la couche qui a précisément la force nécessaire pour la soutenir, et qui lui fait équilibre, et vous voyez bien qu'il n'est pas possible qu'elle en sorte jamais.
Je conçois, dit la Marquise, que ces pesanteurs-là règlent fort bien les rangs. Plût à Dieu qu'il y eût quelque chose de pareil qui les réglât parmi nous, et qui fixât les gens dans les places qui leur sont naturellement convenables ! Me voilà fort en repos du côté de Jupiter. Je suis bien aise qu'il nous laisse dans notre petit tourbillon avec notre Lune unique. Je suis d'humeur à me borner aisément, et je ne lui envie point les quatre qu'il a.
Vous auriez tort de les lui envier, repris-je, il n'en a point plus qu'il ne lui en faut. Il est cinq fois plus éloigné du Soleil que nous, c'est-à-dire qu'il en est à cent soixante cinq millions de lieues, et par conséquent ses lunes ne reçoivent, et ne lui renvoient, qu'une lumière assez faible. Le nombre supplée au peu d'effet de chacune. Sans cela, comme Jupiter tourne sur lui-même en dix heures, et que ses nuits, qui n'en durent que cinq, sont fort courtes, quatre lunes ne paraîtraient pas si nécessaires. Celle qui est la plus proche de Jupiter fait son cercle autour de lui en quarante-deux heures, la seconde en trois jours et demi, la troisième en sept, la quatrième en dix-sept et, par l'inégalité même de leurs cours, elles s'accordent à lui donner les plus jolis spectacles du monde. Tantôt elles se lèvent toutes quatre ensemble, et puis se sépaîesque dans le moment; tantôt elles sont toutes à leur midi rangées l'une au-dessus de l'autre; tantôt on les voit toutes quatre dans le ciel à des distances égales; tantôt, quand deux se lèvent, deux autres se couchent; surtout, j'aimerais à voir ce jeu perpétuel d'éclipses qu'elles font; car il ne se passe point de jour qu'elles ne s'éclipsent les unes les autres, ou qu'elles n'éclipsent le Soleil; et assurément, les éclipses s'étant rendues si familières en ce monde-là, elles y sont un sujet de divertissement, et non pas de frayeur, comme en celui-ci.
Et vous ne manquerez pas, dit la Marquise, à faire habiter ces quatre lunes, quoique ce ne soient que de petites planètes subalternes, destinées seulement à en éclairer une autre pendant ses nuits ? N'en doutez nullement, répondis-je. Ces planètes n'en sont pas moins dignes d'être habitées, pour avoir le malheur d'être asservies à tourner autour d'une autre plus importante.
Je voudrais donc, reprit-elle, que les habitants des quatre lunes de Jupiter fussent comme des colonies de Jupiter; qu'elles eussent reçu de lui, s'il était possible, leurs lois et leurs coutumes; que, par conséquent, elles lui rendissent quelque sorte d'hommage, et ne regardassent la grande planète qu'avec respect. Ne faudrait-il point aussi, lui dis-je, que les autre lunes envoyassent de temps en temps des députés dans Jupiter, pour lui prêter serment de fidélité ? Pour moi, je vous avoue que le peu de supériorité que nous avons sur les gens de notre Lune me fait douter que Jupiter en ait beaucoup sur les habitants des siennes, et je crois que l'avantage auquel il puisse le plus raisonnablement prétendre, c'est de leur faire peur. Par exemple, dans celle qui est la plus proche de lui, ils le voient seize cent fois plus grand que notre Lune ne nous paraît, quelle monstrueuse planète suspendue sur leurs têtes ! En vérité, si les Gaulois craignaient anciennement que le ciel ne tombât sur eux, et ne les écrasât, les habitants de cette Lune auraient bien plus de sujet de craindre une chute de Jupiter. C'est peut-être là aussi la frayeur qu'ils ont, dit-elle, au lieu de celle des éclipses, dont vous m'avez assurée qu'ils sont eî et qu'il faut bien remplacer par quelque autre sottise. Il le faut de nécessité absolue, répondis-je. L'inventeur du troisième système dont je vous parlais l'autre jour, le célèbre Tycho Brahé, un des plus grands astronomes qui furent jamais, n'avait garde de craindre les éclipses, comme le vulgaire les craint, il passait sa vie avec elles. Mais croiriez-vous bien ce qu'il craignait en leur place ? Si en sortant de son logis la première personne qu'il rencontrait était une vieille, si un lièvre traversait son chemin, Tycho Brahé croyait que la journée devait être malheureuse, et retournait promptement se renfermer chez lui, sans oser commencer la moindre chose.
Il ne serait pas juste, reprit-elle, après que cet homme là n'a pu se délivrer impunément de la crainte des éclipses, que les habitants de cette Lune de Jupiter, dont nous parlions, en fussent quittes à meilleur marché. Nous ne leur ferons pas de quartier, ils subiront la loi commune; et s'ils sont exempts d'une erreur, ils donneront dans quelque autre; mais comme je ne me pique pas de la pouvoir deviner, éclaircissez-moi, je vous prie, une autre difficulté qui m'occupe depuis quelques moments. Si la Terre est si petite à l'égard de Jupiter, Jupiter nous voit-il ? Je crains que nous ne lui soyons inconnus.
De bonne foi, je crois que cela est ainsi, répondis-je. Il faudrait qu'il vît la Terre cent fois plus petite que nous ne le voyons. C'est trop peu, il ne la voit point. Voici seulement ce que nous pouvons croire de meilleur pour nous. Il y aura dans Jupiter des astronomes qui, après avoir bien pris de la peine à composer des lunettes excellentes, après avoir choisi les plus belles nuits pour observer, auront enfin découvert dans les cieux une très petite planète qu'ils n'avaient jamaiîD'abord le Journal des Savants de ce pays-là en parle; le peuple de Jupiter, ou n'en entend point parler, ou n'en fait que rire; les philosophes, dont cela détruit les opinions, forment le dessein de n'en rien croire; il n'y a que les gens très raisonnables qui en veulent bien douter. On observe encore, on revoit la petite planète; on s'assure bien que ce n'est point une vision; on commence même à soupçonner qu'elle a un mouvement autour du Soleil; on trouve, au bout de mille observations, que ce mouvement est d'une année; et enfin, grâce à toutes les peines que se donnent les savants, on sait dans Jupiter que notre Terre est au monde. Les curieux vont la voir au bout d'une lunette, et la vue à peine peut-elle encore l'attraper.
Si ce n'était, dit la Marquise, qu'il n'est point trop agréable de savoir qu'on ne nous peut découvrir de dedans Jupiter qu'avec des lunettes d'approche, je me représenterais avec plaisir ces lunettes de Jupiter dressées vers nous, comme les nôtres le sont vers lui, et cette curiosité mutuelle avec laquelle les planètes s'entre-considèrent et demandent l'une de l'autre : Quel monde est-ce là ? Quelles gens l'habitent ?
Cela ne va pas si vite que vous pensez, répliquai-je. Quand on verrait notre Terre de dedans Jupiter, quand on l'y connaîtrait, notre Terre ce n'est pas nous; on n'a pas le moindre soupçon qu'elle puisse être habitée. Si quelqu'un vient à se l'imaginer, Dieu sait comme tout Jupiter se moque de lui. Peut-être même sommes-nous cause qu'on y a fait le procès à des philosophes qui ont voulu soutenir que nous étions. Cependant je croirais plus volontiers que les habitants de Jupiter sont assez occupés à fairîécouvertes sur leur planète, pour ne songer point du tout à nous. Elle est si grande que s'ils naviguent, assurément leurs Christophe Colomb ne sauraient manquer d'emploi. Il faut que les peuples de ce monde-là ne connaissent pas seulement de réputation la centième partie des autres peuples ; au lieu que dans Mercure, qui est fort petit, ils sont tous voisins les uns des autres ; ils vivent familièrement ensemble, et ne comptent que pour une promenade de faire le tour de leur monde. Si on ne nous voit point dans Jupiter, vous jugez bien qu'on y voit encore moins Vénus, qui est plus éloignée de lui, et encore moins Mercure qui est et plus petit et plus éloigné. En récompense ses habitants voient leurs quatre lunes, et Saturne avec les siennes, et Mars. Voilà assez de planètes pour embarrasser ceux d'entre eux qui sont astronomes; la nature a eu la bonté de leur cacher ce qui en reste dans l'univers.
Quoi, dit la Marquise, vous comptez cela pour une grâce ? Sans doute, répondis-je. Il y a dans tout ce grand tourbillon seize planètes. La nature, qui veut nous épargner la peine d'étudier tous leurs mouvements, ne nous en montre que sept, n'est-ce pas là une assez grande faveur ? Mais nous, qui n'en sentons pas le prix, nous faisons si bien que nous attrapons les neuf autres qui avaient été cachées; aussi en sommes-nous punis par les grands travaux que l'astronomie demande présentement.
Je vois, reprit-elle, par ce nombre de seize planètes qu'il faut que Saturne ait cinq lunes. Il les a aussi, répliquai-je, et avec d'autant plus de justice que, comme il tourne en trente ans autour du Soleil, il a des pays où la nuit dure quinze ans, par la même raison que sur la Terre qui tourne en un an, il y a des nuits de six mois sous les pôles. Mais Saturne étant deux fois plus éloigné du Soleil que Jupiter, et par conséquent dix fois plus que nous, ses cinq lunes, si faiblement éclairées, lui donneraient-elles assez de lumière pendant ses nuits ? Non, il a encore une ressource singulière et unique dans tout l'univers connu. C'est un grand cercle - et un grand anneau assez large qui l'environne -, et qui étant assez élevé pour être presque entièrement hors de l'ombre du corps de cette planète, réfléchit la lumière du Soleil dans des lieux qui ne la voient point, et la réfléchit de plus près, et avec plus de force que toutes les cinq lunes, parce qu'il est moins élevé que la plus basse.
En vérité, dit la Marquise, de l'air d'une personne qui rentrait en elle-même avec étonnement, tout cela est d'un grand ordre; il paraît bien que la nature a eu en vue les besoins de quelques êtres vivants, et que la distribution des lunes n'a pas été faite au hasard. Il n'en est tombé en partage qu'aux planètes éloignées du Soleil, à la Terre, Jupiter, à Saturne; car ce n'était pas la peine d'en donner à Vénus et à Mercure, qui ne reçoivent que trop de lumière, dont les nuits sont fort courteîui les comptent apparemment pour de plus grands bienfaits de la nature que leurs jours mêmes. Mais attendez, il me semble que Mars qui est encore plus éloigné du Soleil que la Terre, n'a point de Lune. On ne peut pas vous le dissimuler, répondis-je. Il n'en a point, et il faut qu'il ait pour ses nuits des ressources que nous ne savons pas. Vous avez vu des phosphores, de ces matières liquides ou sèches, qui, en recevant la lumière du Soleil, s'en imbibent et s'en pénètrent, et ensuite jettent un assez grand éclat dans l'obscurité. Peut-être Mars a-t-il de grands rochers fort élevés, qui sont des phosphores naturels, et qui prennent pendant le jour une provision de lumière qu'ils rendent pendant la nuit. Vous ne sauriez nier que ce ne fût un spectacle assez agréable de voir tous ces rochers s'allumer de toutes parts dès que le Soleil serait couché, et faire sans aucun art des illuminations magnifiques, qui ne pourraient incommoder par leur chaleur. Vous savez encore qu'il y a en Amérique des oiseaux qui sont si lumineux dans les ténèbres qu'on s'en peut servir pour lire. Que savons-nous si Mars n'a point un grand nombre de ces oiseaux qui, dès que la nuit est venue, se dispersent de tous côtés, et vont répandre un nouveau Jour ?
Je ne me contente, reprit-elle, ni de vos rochers, ni de vos oiseaux. Cela ne laisserait pas d'être joli; mais, puisque la nature a donné tant de lunes à Saturne et à Jupiter, c'est une marque qu'il faut des lunes. J'eusse été bien aise que tous les mondes éloignés du Soleil en eussent eu, si Mars ne nous fut point venu faire une exception désagréable. Ah ! vraiment, répliquai-je, si vous vous mêliez de philosophie plus que vous ne faites, il faudrait bien que vous vous accoutumassiez à voir des exceptions dans les meilleurs systèmes. Il y a toujours quelque chose qui y convient le plus juste du monde, et puis quelque chose aussi qu'on y fait convenir comme on peut, ou qu'on laisse là, si on désespère d'en pouvoir venir à bout. Usons-en de même pour Mars, puisqu'il ne nous est point favorable, et ne parlons point de lui. Nous serions bien étonnés, si nous étions dans Saturne, de voir sur nos têtes pendant la nuit ce grand anneau qui irait en forme de demi-cercle d'un bout à l'autre de l'horizon, et qui, nous renvoyant la lumière du soleil, ferait l'effet d'une lune continue. Et ne mettrons-nous point d'habitants dans ce grand anneau ? interrompit-elle en riant. Quoi que je sois d'humeur, répondis-je, à en envoyer partout assez hardiment, je vous avoue que je n'oserais en mettre là, cet anneau me paraît une habitation trop irrégulière. Pour les cinq petites lunes, on ne peut pas se dispenser de les peupler. Si cependant l'anneau n'était, comme quelques-uns le soupçonnent, qu'un cercle de lunes qui se suivissent de fort près et eussent un mouvement égal, et que les cinq petites lunes fussent cinq échappées de ce grand cercle, que de mondes dans le tourbillon de Saturne ! Quoi qu'il en soit, les gens de Saturne sîez misérables, même avec le secours de l'anneau. Il leur donne la lumière, mais quelle lumière dans l'éloignement où il est du Soleil ! Le Soleil même, qu'ils voient cent fois plus petit que nous ne le voyons, n'est pour eux qu'une petite étoile blanche et pâle, qui n'a qu'un éclat et une chaleur bien faibles, et si vous les mettiez dans nos pays les plus froids, dans le Groenland, ou dans la Laponie, vous les verriez suer à grosses gouttes et expirer de chaud. S'ils avaient de l'eau, ce ne serait point de l'eau pour eux, mais une pierre polie, un marbre; et l'esprit de vin, qui ne gèle jamais ici, serait dur comme nos diamants.
Vous me donnez une idée de Saturne qui me glace, dit la Marquise, au lieu que tantôt vous m'échauffiez en me parlant de Mercure. Il faut bien, répliquai-je, que les deux mondes qui sont aux extrémités de ce grand tourbillon, soient opposés en toutes choses.
Ainsi, reprit-elle, on est bien sage dans Saturne, car vous m'avez dit que tout le monde était fou dans Mercure. Si on n'est pas bien sage dans Saturne, repris-je, du moins, selon toutes les apparences, on y est bien flegmatique. Ce sont gens qui ne savent ce que c'est que de rire, qui prennent toujours un jour pour répondre à la moindre question qu'on leur fait, et qui eussent trouvé Caton d'Utique trop badin et trop folâtre.
Il me vient une pensée, dit-elle. Tous les habitants de Mercure sont vifs, tous ceux de Saturne sont lents. Parmi nous les uns sont vifs, les autres lents; cela ne viendrait-il point de ce que notre Terre étant justement au milieu des autres mondes, nous participons des extrémités ? Il n'y a point pour les hommes de caractère fixe et déterminé ; les uns sont faits comme les habitants de Mercure, les autres comme ceux de Saturne, et nous sommes un mélange de toutes les espèces qui se trouvent dans les autres planètes. J'aime assez cette idée, repris-je ; nous formons un assemblage si bizarre, qu'on pourrait croire que nous serions ramassés de plusieurs mondes différents ? à ce compte, il est assez commode d'être ici, on y voit tous les autres mondes en abrégé. Du moins, reprit la Marquise, une commodité fort réelle qu'a notre monde par sa situation, c'est qu'il n'est ni si chaud que celui de Mercure ou de Vénus, ni si froid que celui de Jupiter ou de Saturne. De plus, nous sommes justement dans un endroit de la Terre où nous ne sentons l'excès ni du chaud ni du froid. En vérité si un certain philosophe rendait grâce à la nature d'être homme et non pas bête, Grec et non pas Barbare, moi je veux lui rendre grâce d'être sur la planète la plus tempérée de l'univers, et dans un des lieux les plus tempérés de cette planète. Si vous m'en croyez, Madame, répondis-je, vous lui rendrez grâce d'être jeune et non pas vieille; jeune et belle, et non pas jeune et laide; jeune et belle Française, et non pas jeune et belle Italienne. Voilà bien d'autres sujets de reconnaissance que ceux que vous tirez de la situation de votre tourbillon, ou de la température de votre pays.
Mon Dieu ! répliqua-t-elle, laissez-moi avoir de la reconnaissance sur tout, jusque sur le tourbillon où je suis placée. La mesure de bonheur qui nous a été donnée est assez petite, il n'en faut rien perdre, et il est bon d'avoir pour les choses les plus communes et les moins considérables un goût qui les mette à profit. Si on ne voulait que des plaisirs vifs, on en aurait peu, on les attendrait long-temps, et on les paierait bien. Vous me promettez donc, répliquai-je, que si on vous proposait de ces plaisirs vifs, vous vous souviendriez des tourbillons et de moi, et que vous ne nous négligeriez pas tout à fait ? Oui, répondit elle, mais faites que la philosophie me fournisse toujours des plaisirs nouveaux. Du moins pour demain, répondis-je, j'espère qu'ils ne vous manqueront pas. J'ai des étoiles fixes, qui passent tout ce que vous avez vu jusqu'ici.
Que les étoiles fixes sont autant de soleils, dont chacun éclaire un monde.
La Marquise sentit une vraie impatience de savoir ce que les étoiles fixes deviendraient. Seront-elles habitées comme les planètes ? me dit-elle. Ne le seront-elles pas ? Enfin qu'en ferons-nous ? Vous le devineriez peut-être, si vous en aviez bien envie, répondis-je. Les étoiles fixes ne sauraient être moins éloignées de la Terre que de 27 660 fois la distance d'ici au Soleil, qui est de trente-trois millions de lieues et, si vous fâchiez un astronome, il les mettrait encore plus loin. La distance du Soleil à Saturne, qui est la planète la plus éloignée, n'est que trois cent trente millions de lieues; ce n'est rien par rapport à la distance du Soleil ou la Terre aux étoiles fixes, et on ne prend pas la peine de la compter. Leur lumière, comme vous voyez, est assez vive et assez éclatante. Si elles la recevaient du Soleil, il faudrait qu'elles la reçussent déjà bien faible après un si épouvantable trajet; il faudrait que, par une réflexion qui l'affaiblirait encore beaucoup, elles nous la renvoyassent à cette même distance. Il serait impossible qu'une lumière, qui aurait essuyé une réflexion et fait deux fois un semblable chemin, eût cette force et cette vivacité qu'a celle des étoiles fixes. Les voilà donc lumineuses par elles-mêmes, et toutes, en un mot, autant de soleils.
Ne me trompai-je point, s'écria la Marquise, ou si je vois où vous me voulez mener ? M'allez-vous dire : Les étoiles fixes sont autant de soleils, notre Soleil est le centre d'un tourbillon qui tourne autour de lui; pourquoi chaque étoile fixe ne sera-t-elle pas aussi le centre d'un tourbillon qui aura un mouvement autour d'elle ? Notre Soleil a des planètes qu'il éclaire, pourquoi chaque étoile fixe n'en aura-t-elle pas aussi qu'elle éclairera ? - Je n'ai à vous répondre, lui dis- je, que ce que répondit Phèdre à OEnone : C'est toi qui l'as nommé.
Mais, reprit-elle, voilà l'univers si grand que je m'y perds, je ne sais plus où je suis, je ne suis plus rien. Quoi, tout sera divisé en tourbillons jetés confusément les uns parmi les autres ? Chaque étoile sera le centre d'un tourbillon, peut-être aussi grand que celui où nous sommes ? Tout cet espace immense qui comprend notre Soleil et nos planètes, ne sera qu'une petite parcelle de l'univers ? Autant d'espaces pareils que d'étoiles fixes ? Cela me confond, me trouble, m'épouvante. Et moi, répondis-je, cela me met à mon aise. Quand le ciel n'était que cette voûte bleue, où les étoiles étaient clouées, l'univers me paraissait petit et étroit, je m'y sentais comme oppressé; présentement qu'on a donné infiniment plus d'étendue et de profondeur à cette voûte en la partageant en mille et mille tourbillons, il me semble que je respire avec plus de liberté, et que je suis dans un plus grand air, et assurément l'univers a toute une autre magnificence. La nature n'a rien épargné en le produisant, elle a fait une profusion de richesses tout à fait digne d'elle. Rien n'est si beau à se représenter que ce nombre prodigieux de tourbillons, dont le milieu est occupé par un Soleil qui fait tourner des planètes autour de lui. Les habitants d'une planète d'un de ces tourbillons infinis voient de tous côtés les soleils des tourbillons dont ils sont environnés, mais ils n'ont garde d'en voir les planètes qui, n'ayant qu'une lumière faible, empruntée de leur Soleil, ne la poussent point au-delà de leur monde.
Vous m'offrez, dit-elle, une espèce de perspective si longue, que la vue n'en peut attraper le bout. Je vois clairement les habitants de la Terre, ensuite vous me faites voir ceux de la Lune et des autres planètes de notre tourbillon, assez clairement à la vérité, mais moins que ceux de la Terre ; après eux viennent les habitants des planètes des autres tourbillons. Je vous avoue qu'ils sont tout à fait dans l'enfoncement, et que, quelque effort que je fasse pour les voir, je ne les aperçois presque point. Et, en effet, ne sont-ils pas presque anéantis par l'expression même dont vous êtes obligé de vous servir en parlant d'eux ? Il faut que vous les appeliez les habitants d'une des planètes de l'un de ces tourbillons dont le nombre est infini. Nous-mêmes, à qui la même expression convient, avouez que vous ne sauriez presque plus nous démêler au milieu de tant de mondes. Pour moi, je commence à voir la Terre si effroyablement petite, que je ne crois pas avoir désormais d'empressement pour aucune chose. Assurément, si on a tant d'ardeur de s'agrandir, si on fait desseins sur desseins, si on se donne tant de peine, c'est que l'on ne connaît pas les tourbillons. Je prétends bien que ma paresse profite de mes nouvelles lumières, et quand on me reprochera mon indolence, je répondrai: Ah ! si vous saviez ce que c'est que les étoiles fixes ! Il faut qu'Alexandre ne l'ait pas su, répliquai-je, car un certain auteur qui tient que la Lune est habitée, dit fort sérieusement qu'il n'était pas possible qu'Aristote ne fût dans une opinion si raisonnablîent une vérité eût-elle échappé à Aristote ?), mais qu'il n'en voulut jamais rien dire, de peur de fâcher Alexandre, qui eût été au désespoir de voir un monde qu'il n'eût pas pu conquérir. A plus forte raison lui eût-on fait mystère des tourbillons des étoiles fixes, quand on les eût connus en ce temps-là ; c'eût été faire trop mal sa cour que de lui en parler. Pour moi qui les connais, je suis bien fâché de ne pouvoir tirer d'utilité de la connaissance que j'en ai. Ils ne guérissent tout au plus, selon votre raisonnement, que de l'ambition et de l'inquiétude, et je n'ai point ces maladies là. Un peu de faiblesse pour ce qui est beau, voilà mon mal, et je ne crois pas que les tourbillons y puissent rien. Les autres mondes vous rendent celui-ci petit, mais ils ne vous gâtent point de beaux yeux, ou une belle bouche, cela vaut toujours son prix en dépit de tous les mondes possibles.
C'est une étrange chose que l'amour, répondit-elle, en riant; il se sauve de tout, et il n'y a point de système qui lui puisse faire de mal. Mais aussi parlez-moi franchement, votre système est-il bien vrai ? Ne me déguisez rien, je vous garderai le secret. Il me semble qu'il n'est appuyé que sur une petite convenance bien légère. Une étoile fixe est lumineuse d'elle-même comme le Soleil, par conséquent il faut qu'elle soit comme le Soleil le centre et l'âme d'un monde, et qu'elle ait ses planètes qui tournent autour d'elle. Cela est-il d'une nécessité bien absolue ? Ecoutez, Madame, répondis-je, puisque nous sommes en humeur de mêler toujours des folies de galanterie à nos discours les plus sérieux, les raisonnements de mathématique sont faits comme l'amour. Vous ne sauriez accorder si peu de chose à un amant que bientôt après il ne faille lui en accorder davantage, et à la fin cela va loin. De même accordez à un mathématicien le moindre principe, il va vous en tirer une conséquence, qu'il faudra que vous lui accordiez aussi, et de cette conséquence encore une autre; et, malgré vous-même, il vous mène si loin, qu'à peine le pouvez vous croire. Ces deux sortes de gens-là prennent toujours plus qu'on ne leur donne. Vous convenez que, quand deux choses sont semblables en tout ce qui me paraît, je les puis croire aussi semblables en ce qui ne me paraît point, s'il n'y a rien d'ailleurs qui m'en empêche. De là j'ai tiré que la Lune était habitée, parce qu'elle ressemble à la Terre, les autres planètes parce qu'elles ressemblent à la Lune. Je trouve que les étoiles fixes ressemblent à notre Soleil, je leur attribue tout ce qu'il a. Vous êtes engagée trop avant pour pouvoir reculer, iîfranchir le pas de bonne grâce. Mais, dit-elle, sur le piedîte ressemblance que vous mettez entre les étoiles fixes et notre soleil, il faut que les gens d'un autre grand tourbillon ne le voient que comme une petite étoile fixe, qui se montre à eux seulement pendant leurs nuits.
Cela est hors de doute, répondis-je. Notre Soleil est si proche de nous en comparaison des soleils des autres tourbillons, que sa lumière doit avoir infiniment plus de force sur nos yeux que la leur. Nous ne voyons donc que lui quand nous le voyons, et il efface tout; mais dans un autre grand tourbillon, c'est un autre Soleil qui y domine, et il efface à son tour le nôtre, qui n'y paraît que pendant les nuits avec le reste des autres soleils étrangers, c'est-à-dire des étoiles fixes. On l'attache avec elles à cette grande voûte du ciel, et il y fait partie de quelque Ourse, ou de quelque Taureau. Pour les planètes qui tournent autour de lui, notre Terre, par exemple, comme on ne les voit point de si loin, on n'y songe seulement pas. Ainsi tous les soleils sont soleils de jour pour le tourbillon où ils sont placés, et soîe nuit pour tous les autres tourbillons. Dans leur monde ils sont uniques en leur espèce, partout ailleurs ils ne servent qu'à faire nombre. Ne faut-il pas pourtant, reprit-elle, que les mondes, malgré cette égalité, diffèrent en mille choses, car un fond de ressemblance ne laisse de porter des différences infinies ?
Assurément, repris-je; mais la difficulté est de deviner. Que sais-je ? Un tourbillon a plus de planètes qui tournent autour de son Soleil, un autre en a moins. Dans l'un il y a des planètes subalternes, qui tournent autour de planètes plus grandes; dans l'autre il n'y en a point. Ici elles sont toutes ramassées autour de leur Soleil, et font comme un petit peloton, au-delà duquel s'étend un grand espace vide, qui va jusqu'aux tourbillons voisins; ailleurs elles prennent leur cours vers les extrémités du tourbillon, et laissent le milieu vide. Je ne doute pas même qu'il ne puisse y avoir quelques tourbillons déserts et sans planètes; d'autres dont le Soleil, n'étant pas au centre, ait un véritable mouvement, et emporte ses planètes avec soi; d'autres dont les planètes s'élèvent ou s'abaissent à l'égard de leur Soleil par le changement de l'équilibre qui les tient suspendues. Enfin que voudriez-vous ? En voilà bien assez pour un homme qui n'est jamais sorti de son tourbillon.
Ce n'en est guère, répondit-elle, pour la quantité des mondes. Ce que vous dites ne suffit que pour cinq ou six, et j'en vois d'ici des milliers.
Que serait-ce donc, repris-je, si je vous disais qu'il y a bien d'autres étoiles fixes que celles que vous voyez, qu'avec des lunettes on en découvre un nombre infini qui ne se montrent point aux yeux, et que dans une seule constellation où l'on en comptait peut-être douze ou quinze, il s'en trouve autant que l'on en voyait auparavant dans le ciel ?
Je vous demande grâce, s'écria-t-elle, je me rends; vous m'accablez de mondes et de tourbillons. Je sais bien, ajoutai-je, ce que je vous garde. Vous voyez cette blancheur qu'on appelle la Voie de lait. Vous figureriez-vous bien ce que c'est ? Une infinité de petites étoiles invisibles aux yeux à cause de leur petitesse, et semées si près les unes des autres qu'elles paraissent former une lueur continue. Je voudrais que vous vissiez avec des lunettes cette fourmilière d'astres, et cette graine de mondes. Ils ressemblent en quelque sorte aux îles Maldives, à ces douze mille petites îles ou bancs de sable, séparés seulement par des canaux de mer, que l'on sauterait presque comme des fossés. Ainsi, les petits tourbillons de la Voie de lait sont si serrés qu'il me semble que d'un monde à l'autre on pourrait se parler, ou même se donner la main. Du moins je crois que les oiseaux d'un monde passent aisément dans un autre, et que l'on y peut dresser des pigeons à porter des lî comme ils en portent ici dans le levant d'une ville î; une autre. Ces petits mondes sortent apparemment de la règle générale, par laquelle un Soleil dans son tourbillon efface dès qu'il paraît tous les soleils étrangers. Si vous êtes dans un des petits tourbillons de la Voie de lait, votre Soleil n'est presque pas plus proche de vous, et n'a pas sensiblement plus de force sur vos yeux, que cent mille autres soleils des petits tourbillons voisins. Vous voyez donc votre ciel briller d'un nombre infini de feux, qui sont fort proches les uns des autres, et peu éloignés de vous. Lorsque vous perdez de vue votre Soleil particulier, il vous en reste encore assez, et votre nuit îas moins éclairée que le jour, du moins la différence ne peut pas être sensible; et pour parler plus juste, vous n'avez jamais de nuit. Ils seraient bien étonnés, les gens de ces mondes-là, accoutumés comme ils sont à une clarté perpétuelle, si on leur disait qu'il y a des mal heureux qui ont de véritables nuits, qui tombent dans des ténèbres profondes, et qui, quand ils jouissent de la lumière, ne voient même qu'un seul Soleil. Ils nous regarderaient comme des êtres disgraciés de la nature, et notre condition les ferait frémir d'horreur.
Je ne vous demande pas, dit la Marquise, s'il y a des Lunes dans les mondes de la Voie de lait; je vois bien qu'elles n'y seraient de nul usage aux planètes principales qui n'ont point de nuit, et qui d'ailleurs marchent dans des espaces trop étroits pour s'embarrasser de cet attirail de planètes subalternes. Mais savez-vous bien qu'à force de me multiplier les mondes si libéralement, vous me faites naître une véritable difficulté ? Les tourbillons dont nous voyons les soleils touchent le tourbillon où nous sommes. Les tourbillons sont ronds, n'est-il pas vrai ? Et comment tant de boules en peuvent-elles toucher une seule ? Je veux m'imaginer cela, et je sens bien que je ne le puis.
Il y a beaucoup d'esprit, répondis-je, à avoir cette difficulté-là, et même à ne la pouvoir résoudre; car elle est très bonne en soi, et de la mani&egî dont vous la concevez, elle est sans réponse, et c'est avoir bien peu d'esprit que de trouver des réponses à ce qui n'en a point. Si notre tourbillon était de la figure d'un dé, il aurait six faces plates, et serait bien éloigné d'être rond; mais sur chacune de ces faces, on y pourrait mettre un tourbillon de la même figure.
Si au lieu de six faces plates, il en avait vingt, cinquante, mille, il y aurait jusqu'à mille tourbillons qui pourraient poser sur lui, chacun sur une face, et vous concevez bien que plus un corps a de faces plates qui le terminent au dehors, plus il approche d'être rond, en sorte qu'un diamant taillé à facettes de tous côtés, si les facettes étaient fort petites, serait quasi aussi rond qu'une perle de même grandeur. Les tourbillons ne sont ronds que de cette manière-là. Ils ont une infinité de faces en dehors, dont chacune porte un autre tourbillon. Ces faces sont fort inégales. Ici elles sont plus grandes, là plus petites. Les plus petites de notre tourbillon, par exemple, répondent à la Voie de lait, et soutiennent tous ces petits mondes. Que deux tourbillons, qui sont appuyés sur deux faces voisines, laissent quelque vide entre eux par en bas, comme cela doit arriver très souvent, aussitôt la nature, qui ménage bien le terrain, vous remplit ce vide par un petit tourbillon ou deux, peut-être par mille, qui n'incommodent point les autres, et ne laissent pas d'être un, ou deux, ou mille mondes de plus. Ainsi nous pouvons voir beaucoup plus de mondes que notre tourbillon n'a de faces pour en porter. Je gagerais que, quoique ces petits mondes n'aient été faits que pour être jetés dans des coins de l'univers qui fussent demeurés inutiles, quoiqu'ils soient inconnus aux autres mondes qui les touchent, ils ne laissent pas d'être fort contents d'eux-mêmes. Ce sont ceux sans doute dont on ne découvre les petits soleils qu'avec les lunettes d'approche, et qui sont en une quantité si prodigieuse. Enfin tous ces tourbillons s'ajustent les uns avec les autres le mieux qu'il est possible; et comme il faut que chacun tourne autour de son Soleil sans changer de place, chacun prend la manière de tourner, qui est la plus commode et la plus aisée dans la situation où il est. Ils s'engrènent en quelque façon les uns dans les autres comme les roues d'une montre, et aident mutuellement leurs mouvements. Il est pourtant vrai qu'ils agissent aussi les uns contre les autres. Chaque monde, à ce qu'on dit, est comme un ballon qui s'étendrait, si on le laissait faire, mais il est aussitôt repoussé par les mondes voisins, et il rentre en lui-même, après quoi il recommence à s'enfler, et ainsi de suite; et quelques philosophes prétendent que les étoiles fixes ne nous envoient cette lumière tremblante, et ne paraissent briller à reprises, que parce que leurs tourbillons poussent perpétuellement le nôtre, et en sont perpétuellement repoussés.
J'aime fort toutes ces idées-là, dit la Marquise. J'aime ces ballons qui s'enflent et se désenflent à chaque moment, et ces mondes qui se combattent toujours, et sur tout j'aime à voir comment ce combat fait entre eux un commerce de lumière qui apparemment est le seul qu'ils puissent avoir.
Non, non, repris-je, ce n'est pas le seul. Les mondes voisins nous envoient quelquefois visiter, et même assez magnifiquement. Il nous en vient des comètes, qui sont ornées, ou d'une chevelure éclatante, ou d'une barbe vénérable, ou d'une queue majestueuse.
Ah ! quels députés ! dit-elle en riant. On se passerait bien de leur visite, elle ne sert qu'à faire peur. Ils ne font peur qu'aux enfants, répliquai-je, à cause de leur équipage extraordinaire; mais les enfants sont en grand nombre. Les comètes ne sont que des planètes qui appartiennent à un tourbillon voisin. Elles avaient leur mouvement vers ses extrémités; mais ce tourbillon étant peut-être différemment pressé par ceux qui l'environnent, est plus rond par en haut, et plus plat par en-bas, et c'est par en-bas qu'il nous regarde. Ces planètes, qui auront commencé vers le haut à se mouvoir en cercle, ne prévoyaient pas qu'en bas le tourbillon leur manquerait, parce qu'il est là comme écrasé, et, pour continuer leur mouvement circulaire, il faut nécessairement qu'elles entrent dans un autre tourbillon, que je suppose qui est le nôtre, et qu'elles en coupent les extrémités. Aussi sont-elles toujours fort élevées à notre égard, on peut croire qu'elles marchent au dessus de Saturne. Il est nécessaire, vu la prodigieuse distance des étoiles fixes, que, depuis Saturne jusqu'aux extrémités de notre tourbillon, il y ait un grand espace vide, et sans planètes. Nos ennemis nous reprochent l'inutilité de ce grand espace. Qu'ils ne s'inquiètent plus, nous en avons trouvé l'usage, c'est l'appartement des planètes étrangères qui entrent dans notre monde.
J'entends, dit-elle. Nous ne leur permettons pas d'entrer jusque dans le c?ur de notre tourbillon, et de se mêler avec nos planètes, nous les recevons comme le Grand Seigneur reçoit les ambassadeurs qu'on lui envoie. Il ne leur fait pas l'honneur de les loger à Constantinople, mais seulement dans un faubourg de la ville. Nous avons encore cela de commun avec les Ottomans, repris-je, qu'ils reçoivent des ambassadeurs sans en renvoyer, et que nous ne renvoyons point de nos planètes aux mondes voisins.
à en juger par toutes ces choses, répliqua-t-elle, nous sommes bien fiers. Cependant je ne sais pas trop encore ce que j'en dois croire. Ces planètes étrangères ont un air bien menaçant avec leurs queues et leurs barbes, et peut-être on nous les envoie pour nous insulter ; au lieu que les nôtres qui ne sont pas faites de la même manière, ne seraient pas si propres à se faire craindre, quand elles iraient dans les autres mondes.
Les queues et les barbes, répondis-je, ne sont que de pures apparences. Les planètes étrangères ne diffèrent en rien des nôtres; mais en entrant dans notre tourbillon elles prennent la queue ou la barbe par une certaine sorte d'illumination qu'elles reçoivent du Soleil, et qui entre nous n'a pas encore été trop bien expliquée, mais toujours on est sûr qu'il ne s'agit que d'une espèce d'illumination ; on la devinera quand on pourra. Je voudrais donc bien, reprit-elle, que notre Saturne allât prendre une queue ou une barbe dans quelque autre tourbillon, et y répandre l'effroi, et qu'ensuite, ayant mis bas cet accompagnement terrible, il revînt se ranger ici avec les autres planètes à ses fonctions ordinaires. Il vaut mieux pour lui, répondis-je, qu'il ne sorte point de notre tourbillon. Je vous ai dit le choc qui se fait à l'endroit où deux tourbillons se poussent, et se repoussent l'un l'autre, je crois que dans ce pas-là une pauvre planète est agitée assez rudement, et que ses habitants ne s'en portent pas mieux. Nous croyons nous autres être bien malheureux quand il nous paraît une com&egî; c'est la comète elle-même qui est bien malheureuse. Je ne le crois point, dit la Marquise, elle nous apporte tous ses habitants en bonne santé. Rien n'est si divertissant que de changer ainsi de tourbillon. Nous qui ne sortons jamais du nôtre, nous menons une vie assez ennuyeuse. Si les habitants d'une comète ont assez d'esprit pour prévoir le temps de leur passage dans notre monde, ceux qui ont déjà fait le voyage annoncent aux autres par avance ce qu'iîrront. Vous découvrirez bientôt une planète qui a un grand anneau autour d'elle, disent-ils peut-être en parlant de Saturne. Vous en verrez une autre qui en a quatre petites qui la suivent. Peut-être même y a-t-il des gens destinés à observer le moment où ils entrent dans notre monde, et qui crient aussitôt, Nouveau Soleil, Nouveau Soleil, comme ces matelots qui crient, Terre, Terre.
Il ne faut donc plus songer, lui dis-je, à vous donner de la pitié pour les habitants d'une comète; mais j'espère du moins que vous plaindrez ceux qui vivent dans un tourbillon dont le Soleil vient à s'éteindre et qui demeurent dans une nuit éternelle. Quoi ? s'écria-t-elle, des soleils s'éteignent ? Oui, sans doute, répondis-je. Les Anciens ont vu dans le ciel des étoiles fixes que nous n'y voyons plus. Ces soleils ont perdu leur lumière; grande désolation assurément dans tout le tourbillon, mortalité générale sur toutes les planètes; car que faire sans Soleil ? Cette idée est trop funeste, reprit-elle. N'y aurait-il pas moyen de me l'épargner ? Je vous dirai, si vous voulez, répondis je, ce que disent de fort habiles gens, que les étoiles fixes qui ont disparu ne sont pas pour cela éteintes, que ce sont des soleils qui ne le sont qu'à demi, c'est-à-dire qui ont une moitié obscure, et l'autre lumineuse; que, comme ils tournent sur eux-mêmes, tantôt ils nous présentent la moitié lumineuse, tantôt la moitié obscure, et qu'alors nous ne les voyons plus. Selon toutes les apparences, la cinquième Lune de Saturne est faite ainsi, car pendant une partie de sa révolution, on la perd absolument de vue, et ce n'est pas qu'elle soit alors plus éloignée de la Terre, au contraire elle en est quelquefois plus proche que dans d'autres temps où elle se laisse voir. Et quoique cette Lune soit une planète, qui naturellement ne tire pas à conséquence pour un Soleil, on peut fort bien imaginer un Soleil qui soit en partie couvert de taches fixes, au lieu que le nôtre n'en a que de passagères. Je prendrais bien, pour vous obliger, cette opinion-là, qui est plus douce que l'autre; mais je ne puis la prendre qu'à l'égard de certaines étoiles qui ont des temps réglés pour paraître et pour disparaître, ainsi qu'on a commencé à s'en apercevoir, autrement les demi-soleils ne peuvent pas subsister. Mais que dirons nous des étoiles qui disparaissent, et ne se remontrent pas après le temps pendant lequel elles auraient dû assurément achever de tourner sur elles-mêmes ? Vous êtes trop équitable pour vouloir m'obliger à croire que ce soient des demi-soleils; cependant je ferai encore un effort en votre faveur. Ces soleils ne se seront pas &eaîints; ils se seront seuleîfoncés dans la profondeur immense du Ciel, et nous ne pourrons plus les voir; en ce cas le tourbillon aura suivi son Soleil, et tout s'y portera bien. Il est vrai que la plus grande partie des étoiles fixes n'ont pas ce mouvement par lequel elles s'éloignent de nous; car en d'autres temps elles devraient s'en rapprocher, et nous les verrions tantôt plus grandes tantôt plus petites, ce qui n'arrive pas. Mais nous supposerons qu'il n'y a que quelques petits tourbillons plus légers et plus agiles qui se glissent entre les autres, et font de certains tours, au bout desquels ils reviennent, tandis que le gros des tourbillons demeure immobile, mais voici un étrange malheur. Il y a des étoiles fixes qui viennent se montrer à nous, qui passent beaucoup de temps à ne faire que paraître et disparaître, et enfin disparaissent entièrement. Des demi-soleils reparaîtraient dans des temps réglés, des soleils qui s'enfonceraient dans le ciel ne disparaîtraient qu'une fois, pour ne reparaître de longtemps. Prenez votre résolution, Madame, avec courage; il faut que ces étoiles soient des soleils qui s'obscurcissent assez pour cesser d'être visibles à nos yeux, et ensuite se rallument, et à la fin s'éteignent tout à fait. Comment un Soleil pîs'obscurcir et s'&eaîindre, dit la Marquise, lui qui est en lui-même une source de lumi&egraî Le plus aisément du monde, selon Descartes, répondis-je. Il suppose que les taches de notreî étant des écumes ou des brîds, elles peuvent s'épaissir, se mettre plusieurs ensemble, s'accrocher les unes aux autres, ensuite elles iront jusqu'à former autour du Soleil une croûte qui s'augmentera toujours, et adieu le Soleil. Si le Soleil est un feu attaché à une matière solide qui le nourrit, nous n'en sommes pas mieux, la matière solide se consumera. Nous l'avons déjà même échappé belle, dit-on. Le Soleil a été très pâle pendant des années entières, pendant celle, par exemple, qui suivit la mort de César. C'était la croûte qui commençait à se faire; la force du Soleil la rompit et la dissipa, mais si elle eût continué, nous étions perdus. Vous me faites trembler, dit la Marquise. Présentement que je sais les conséquences de la pâleur du Soleil, je crois qu'au lieu d'aller voir les matins à mon miroir si je ne suis point pâle, j'irai voir au ciel si le Soleil ne l'est point lui-même. Ah ! Madame, répondis-je, rassurez-vous, il faut du temps pour ruiner un monde. Mais enfin, dit-elle, il ne faut que du temps ? Je vous l'avoue, repris-je. Toute cette masse immense de matière qui compose l'univers est dans un mouvement perpétuel, dont aucune de ses parties n'est entièrement exempte, et dès qu'il y a du mouvement quelque part, ne vous y fiez point, il faut qu'il arrive des changements, soit lents, soit prompts, mais toujours dans des temps proportionnés à l'effet. Les Anciens étaient plaisants de s'imaginer que les corps célestes étaient de nature à ne changer jamais, parce qu'ils ne les avaient pas encore vus changer. Avaient-ils eu le loisir de s'en assurer par l'expérience ? Les Anciens étaient jeunes auprès de nous. Si les roses, qui ne durent qu'un jour, faisaient des histoires, et se laissent des mémoires les unes aux autres, les premières auraient fait le portrait de leur jardinier d'une certaine façon et, de plus de quinze mille âges de roses, les autres qui l'auraient encore laissé à celles qui les devaient suivre, n'y auraient rien changé. Sur cela, elles diraient : Nous avons toujours vu le même jardinier, de mémoire de rose on n'a vu que lui, il a toujours été fait comme il est, assurément il ne meurt point comme nous, il ne change seulement pas. Le raisonnement des roses serait-il bon ? Il aurait pourtant plus de fondement que celui que faisaient les Anciens sur les corps célestes; et quand même il ne serait arrivé aucun changement dans les cieux jusqu'à aujourd'hui, quand ils paraîtraient marquer qu'ils seraient faits pour durer toujours sans aucune altération, je ne les en croirais pas encore, j'attendrais une plus longue expérience. Devons nous établir notre durée, qui n'est que d'un instant, pour la mesure de quelque autre ? Serait-ce à dire que ce qui aurait duré cent mille fois plus que nous, dût toujours durer ? On n'est pas si aisément éternel. Il faudrait qu'une chose eût passé bien des âges d'homme mis bout à bout, pour commencer à donner quelque siîmmortalité.
Vraiment, dit la Marquise, je vois les mondes bien éloignés d'y pouvoir prétendre. Je ne leur ferais seulement pas l'honneur de les comparer à ce jardinier qui dure tant à l'égard des roses, ils ne sont que comme les roses même qui naissent et qui meurent dans un jardin les unes après les autres; car je m'attends bien que s'il disparaît des étoiles anciennes, il en paraît de nouvelles, il faut que l'espèce se répare. Il n'est pas à craindre qu'elle périsse, répondis-je. Les uns vous diront que ce ne sont que des soleils qui se rapprochent de nous, après avoir été long temps perdus pour nous dans la profondeur du ciel. D'autres vous diront que ce sont des soleils qui se sont dégagés de cette croûte obscure qui commençait à les environner. Je crois aisément que tout cela peut être, mais je crois ausîl'univers peut avoir été fait de sî'il s'y formera de temps en temps des soleils nouveaux. Pourquoi la matière propre à faire un Soleil ne pourra-t'elle pas, après avoir été dispersée en plusieurs endroits différents, se ramasser à la longue en un certain lieu, et y jeter les fondements d'un nouveau monde ? J'ai d'autant plus d'inclination à croire ces nouvelles productions qu'elles répondent mieux à la haute idée que j'ai des ouvrages de la nature. N'aurait-elle le pouvoir que de faire naître et mourir des plantes ou des animaux par une révolution continuelle ? Je suis persuadé, et vous l'êtes déjà aussi, qu'elle met en usage ce même pouvoir sur les mondes, et qu'il ne lui en coûte pas davantage. Mais nous avons sur cela plus que de simples conjectures. Le fait est que, depuis près de cent ans que l'on voit avec les lunettes un ciel tout nouveau, et inconnu aux Anciens, il n'y a pas beaucoup de constellations où il ne soit arrivé quelque changement sensible; et c'est dans la Voie de lait qu'on en remarque le plîme si, dans cette fourmilière de petits mondes, il régnait plus de mouvement et d'inquiétude. De bonne foi, dit la Marquise, je trouve à présent les mondes, les cieux et les corps célestes si sujets au changement, que m'en voilà tout à fait revenue. Revenons-en encore mieux, si vous m'en croyez, répliquai-je, n'en parlons plus, aussi bien vous voilà arrivée à la dernière voûte des cieux; et pour vous dire s'il y a encore des étoiles au delà, il faudrait être plus habile que je ne suis. Mettez-y encore des mondes, n'y en mettez pas, cela dépend de vous. C'est proprement l'empire des philosophes que ces grands pays invisibles qui peuvent être ou n'être pas si on veut, ou être tels que l'on veut, il me suffit d'avoir mené votre esprit aussi loin que vont vos yeux.
Quoi ! s'écria-t-elle, j'ai dans la tête tout le système de l'univers ! Je suis savante ? Oui, répliquai-je, vous l'êtes assez raisonnablement, et vous l'êtes avec la commodité de pouvoir ne rien croire de tout ce que je vous ai dit dès que l'envie vous en prendra. Je vous demande seulement pour récompense de mes peines, de ne voir jamais le Soleil, ni le ciel, ni les étoiles, sans songer à moi.
Puisque j'ai rendu compte de ces Entretiens au public, je crois ne lui devoir plus rien cacher sur cette matière. Je publierai un nouvel Entretien qui vint long-temps après les autres, mais qui fut précisément de la même espèce. Il portera le nom de Soir, puisque les autres l'ont porté; il vaut mieux que tout soit sous le même titre.
Nouvelles pensées qui confirment celles des entretiens précédents. Dernières découvertes qui ont été faites dans le ciel.
Il y avait longtemps que nous ne parlions plus des mondes, Madame L.M.D.G. et moi, et nous commencions même à oublier que nous en eussions jamais parlé, lorsque j'allai un jour chez elle, et y entrai justement comme deux hommes d'esprit et assez connus dans le monde en sortaient. Vous voyez bien, me dit-elle aussitôt qu'elle me vit, quelle visite je viens de recevoir; je vous avouerai qu'elle m'a laissée avec quelque soupçon que vous pourriez bien m'avoir gâté l'esprit. Je serais bien glorieux, lui répondis-je, d'avoir eu tant de pouvoir sur vous, je ne crois pas qu'on pût rien entreprendre de plus difficile. Je crains pourtant que vous ne l'ayez fait, reprit-elle. Je ne sais comment la conversation s'est tournée sur les mondes, avec ces deux hommes qui viennent de sortir; peut-être ont-ils amené ce discours malicieusement. Je n'ai pas manqué de leur dire aussitôt que toutes les planètes étaient habitées. L'un d'eux m'a dit qu'il était fort persuadé que je ne le croyais pas; moi, avec toute la naïveté possible, je lui ai soutenu que je le croyais; il a toujours pris cela pour une feinte d'une personne qui voulait se divertir, et j'ai cru que ce qui le rendait si opiniâtre à ne me pas croire moi même sur mes sentiments, c'est qu'il m'estimait trop pour s'imaginer que je fusse capable d'une opinion si extravagante. Pour l'autre, qui ne m'estime pas tant, il m'a crue sur ma parole. Pourquoi m'avez-vous entêtée d'une chose que les gens qui m'estiment ne peuvent pas croire que je soutienne sérieusement ? Mais, Madame, lui répondis-je, pourquoi la souteniez-vous sérieusement avec des gens que je suis sûr qui n'entraient dans aucun raisonnement qui fût un peu sérieux ? Est-ce ainsi qu'il faut commettre les habitants des planètes ? Contentons-nous d'être une petite troupe choisie qui les croyons, et ne divulguons pas nos mystères dans le peuple. Comment, s'écria-t-elle, appelez-vous peuple les deux hommes qui sortent d'ici ? Ils ont bien de l'esprit, répliquai-je, mais ils ne raisonnent jamais. Les raisonneurs, qui sont gens durs, les appelleront peuple sans difficulté. D'autre part ces gens-ci s'en vengent en tournant les raisonneurs en ridicules, et c'est, ce me semble, un ordre très bien établi que chaque espèce méprise ce qui lui manque. Il faudrait, s'il était possible, s'accommoder à chacune; il eût bien mieux valu plaisanter des habitants des planètes avec ces deux hommes que vous venez de voir, puisqu'ils savent plaisanter, que d'en raisonner, puisqu'ils ne le savent pas faire. Vous en seriez sortie avec leur estime, et les planètes n'y auraient pas perdu un seul de leurs habitants. Trahir la vérité ! dit la Marquise. Vous n'avez point de conscience. Je vous avoue, répondis-je, que je n'ai pas un grand zèle pour ces vérités là, et que je les sacrifie volontiers aux moindres commodités de la société. Je vois, par exemple, à quoi il tient, et à quoi il tiendra toujours, que l'opinion des habitants des planètes ne passe pour aussi vraisemblable qu'elle l'est; les planètes se présentent toujours aux yeux comme des corps qui jettent de la lumière, et non point comme de grandes campagnes ou de grandes prairies; nous croirions bien que des prairies et des campagnes seraient habitées, mais des corps lumineux, il n'y a pas moyen. La raison a beau venir nous dire qu'il y a dans les planètes des campagnes, des prairies, la raison vient trop tard, le premier coup d'œil a fait son effet sur nous avant elle, nous ne la voulons plus écouter, les planètes ne sont que des corps lumineux; et puis comment seraient faits leurs habitants ? Il faudrait que notre imagination nous représentât aussitôt leurs figures, elle ne le peut pas; c'est le plus court de croire qu'ils ne sont point. Voudriez-vous que pour établir les habitants des planètes, dont les intérêts me touchent d'assez loin, j'allasse attaquer ces redoutables puissances qu'on appelle les sens et l'imagination ? Il faudrait bien du courage pour cette entreprise; on ne persuade pas facilement aux hommes de mettre leur raison en la place de leurs yeux. Je vois quelquefois bien des gens assez raisonnables pour vouloir bien croire, après mille preuves, que les planètes sont des Terres; mais ils ne le croient pas de la même façon qu'ils le croiraient s'ils ne les avaient pas vues sous une apparence différente, il leur souvient toujours de la première idée qu'ils en ont prise, et ils n'en reviennent pas bien. Ce sont ces gens-là qui, en croyant notre opinion, semblent cependant lui faire grâce, et ne la favoriser qu'à cause d'un certain plaisir que leur fait sa singularité.
Eh quoi ? interrompit-elle, n'en est-ce pas assez pour une opinion qui n'est que vraisemblable ? Vous seriez bien étonnée, repris-je, si je vous disais que le terme de vraisemblable est assez modeste. Est-il simplement vraisemblable qu'Alexandre ait été ? Vous vous en tenez fort sûre, et sur quoi est fondée cette certitude ? Sur ce que vous en avez toutes les preuves que vous pouvez souhaiter en pareille matière, et qu'il ne se présente pas le moindre sujet de douter, qui suspende et qui arrête votre esprit; car, du reste, vous n'avez jamais vu Alexandre, et vous n'avez pas de démonstration mathématique qu'il ait dû être; mais que diriez-vous si les habitants des planètes étaient à peu près dans le même cas ? On ne saurait vous les faire voir, et vous ne pouvez pas demander qu'on vous les démontre comme l'on ferait une affaire de mathématique; mais toutes les preuves qu'on peut souhaiter d'une pareille chose, vous les avez, la ressemblance entière des planètes avec la Terre qui est habitée, l'impossibilité d'imaginer aucun autre usage pour lequel elles eussent été faites, la fécondité et la magnificence de la nature, de certains égards qu'elle paraît avoir eus pour les besoins de leurs habitants, comme d'avoir donné des lunes aux planètes éloignées du Soleil, et plus de lunes aux plus éloignées; et ce qui est très important, tout est de ce côté-là, et rien du tout de l'autre, et vous ne sauriez imaginer le moindre sujet de doute, si vous ne reprenez les yeux et l'esprit du peuple. Enfin supposez qu'ils soient, ces habitants des planètes, ils ne sauraient se déclarer par plus de marques, et par des marques plus sensibles, après cela, c'est à vous &î voir si vous ne les voulez traiter que de chose purement vraisemblable. Mais vous ne voudriez pas, reprit-elle, que cela me parût aussi certain qu'il me le paraît qu'Alexandre a été ? Non pas tout à fait, répondis-je; car quoique nous ayons sur les habitants des planètes autant de preuves que nous en pouvons avoir dans la situation où nous sommes, le nombre de ces preuves n'est pourtant pas grand. Je m'en vais renoncer aux habitants des planètes, interrompit-elle, car je ne sais plus en quel rang les mettre dans mon esprit; ils ne sont pas tout à fait certains, ils sont plus que vraisemblables, cela m'embarrasse trop. Ah ! Madame, répliquai-je, ne vous découragez pas. Les horloges les plus comît les plus grossières marquent les heures, il n'y a que celles qui sont travaillées avec plus d'art qui marquent les minutes. De même les esprits ordinaires sentent bien la différence d'une simple vraisemblance à une certitude entière; mais il n'y a que les esprits fins qui sentent le plus ou le moins de certitude ou de vraisemblance, et qui en marquent, pour ainsi dire, les minutes par leur sentiment. Placez les habitants des planètes un peu au-dessous d'Alexandre, mais au-dessus de je ne sais combien de points d'histoire qui ne sont pas tout à fait prouvés, je crois qu'ils seront bien là. J'aime l'ordre, dit-elle, et vous me faites plaisir d'arranger mes idées; mais pourquoi n'avez-vous pas déjà pris ce soin-là ? Parce que, quand vous croirez les habitants des planètes un peu plus, ou un peu moins qu'ils ne méritent, il n'y aura pas grand mal, répondis-je. Je suis sûr que vous ne croyez pas le mouvement de la Terre autant qu'il devrait être cru, en êtes-vous beaucoup à plaindre ? Oh ! pour cela, reprit-elle, j'en fais bien mon devoir, vous n'avez rien à me reprocher, je crois fermement que la Terre tourne. Je ne vous ai pour tant pas dit la meilleure raison qui le prouve, répliquai-je. Ah ! s'écria-t-elle. C'est une trahison de m'avoir fait croire les choses avec de faibles preuves. Vous ne me jugiez donc pas digne de croire sur de bonnes raisons ? Je ne vous prouvais les choses, répondis-je, qu'avec de petits raisonnements doux, et accommodés à votre usage; en eussé-je employé d'aussi solides et d'aussi robustes que si j'avais eu à attaquer un Docteur ? Oui, dit-elle, prenez-moi présentement pour un Docteur, et voyons cette nouvelle preuve du mouvement de la Terre.
Volontiers, repris-je, la voici. Elle me plaît fort, peut-être parce que je crois l'avoir trouvée; cependant elle est si bonne et si naturelle, que je n'oserais m'assurer d'en être l'inventeur. Il est toujours sûr qu'un savant entêté qui y voudrait répondre serait réduit à parler beaucoup, ce qui est la seule manière dont un savant puisse être confondu. Il faut, ou que tous les corps célestes tournent en vingt quatre heures autour de la Terre, ou que la Terre tournant sur elle-même en vingt-quatre heures attribue ce mouvement à tous les corps célestes. Maisî aient réellement cette révolution de vingt-quatre heures autour de la Terre, c'est bien la chose du monde où il y a le moins d'apparence, quoique l'absurdité n'en saute pas d'abord aux yeux. Toutes les planètes font certainement leurs grandes révolutions autour du Soleil; mais ces révolutions sont inégales entre elles, selon les distances où les planètes sont du Soleil; les plus éloignées font leurs cours en plus du temps, ce qui est fort naturel. Cet ordre s'observe même entre les petites planètes subalternes qui tournent autour d'une grande. Les quatre lunes de Jupiter, les cinq de Saturne, font leur cercle en plus ou moins de temps autour de leur grande planète, selon qu'elles en sont plus ou moins éloignées. De plus, il est sûr que les planètes ont des mouvements sur leurs propres centres, ces mouvements sont encore inégaux, on ne sait pas bien sur quoi se règle cette inégalité, si c'est ou sur la différente grosseur des planètes, ou sur leur différente solidité, ou sur la différente vitesse des tourbillons particuliers qui les enferment, et des matières liquides où elles sont portées, mais enfin l'inégalité est très certaine et, en général, tel est l'ordre de la nature, que tout ce qui est commun à plusieurs choses se trouve en même temps varié par des différences particulières.
Je vous entends, interrompit la Marquise, et je crois que vous avez raison. Oui, je suis de votre avis; si les planètes tournaient autour de la Terre, elles tourneraient en des temps inégaux selon leurs distances, ainsi qu'elles font autour du Soleil; n'est-ce pas ce que vous voulez dire ? Justement, Madame, repris-je; leurs distances inégales à l'égard de la Terre devraient produire des différences dans ce mouvement prétendu autour de la Terre; et les étoiles fixes, qui sont si prodigieusement éloignées de nous, si fort élevées au-dessus de tout ce qui pourrait prendre autour de nous un mouvement général, du moins situées en lieu où ce mouvement devrait être fort affaibli, n'y aurait-il pas bien de l'apparence qu'elles ne tourneraient pas autour de nous en vingt-quatre heures, comme la Lune qui en est si proche ? Les comètes, qui sont étrangères dans notre tourbillon, qui y tiennent des routes si différentes, ne devraient-elles pas être dispensées de tourner toutes autour de nous dans ce même temps de vingt-quatre heures ? Mais non, planètes, étoiles fixes, comètes, tout tournera en vingt-quatre heures autour de la Terre. Encore, s'il y avait dans ces mouvements quelques minutes de différence, on pourrait s'en contenter; mais ils seront tous de la plus exacte égalité, ou plutôt de la seule égalité exacte qui soit au monde; pas une minute de plus ou de moins. En vérité, cela doit être étrangement suspect.
Oh ! dit la Marquise, puisqu'il est possible que cette grande égalité ne soit que dans notre imagination, je me tiens fort sûre qu'elle n'est point hors de là. Je suis bien aise qu'une chose qui n'est point du génie de la nature retombe entièrement sur nous, et qu'elle en soit déchargée, quoique ce soit à nos dépens. Pour moi, repris-je, je suis si ennemi de l'égalité parfaite, que je ne trouve pas bon que tous les tours que la Terre fait chaque jour sur elle-même soient précisément de vingt-quatre heures et toujours égaux les uns aux autres; j'aurais assez d'inclination à croire qu'il y a des différences. Des différences ! s'écria-t-elle. Et nos pendules ne marquent-elles pas une entière égalité ? Oh ! répondis-je, je récuse les pendules; elles ne peuvent pas elles-mêmes être tout à fait justes, et quelquefois qu'elles le seront, en marquant qu'un tour de vingt-quatre heures sera plus long ou plus court qu'un autre, on aimera mieux les croire déréglées que de soupçonner la Terre de quelque irrégularité dans ses révolutions. Voilà un plaisant respect qu'on a pour elle, je ne me fierais guère plus à la Terre qu'à une pendule; les mêmes choses à peu près qui dérégleront l'une dérégleront l'autre; je crois seulement qu'il faut plus de temps à la Terre qu'à une pendule pour se dérégler sensiblement, c'est tout l'avantage qu'on peut lui accorder. Ne pourrait-elle pas peu à peu s'approcher du Soleil ? Et alors se trouvant dans un endroit où la matière serait plus agitée, et le mouvement plus rapide, elle ferait en moins de temps sa double révolution et autour du Soleil, et autour d'elle-même. Les années seraient plus courtes, et les jours aussi, ainsi on ne pourrait s'en apercevoir, parce qu'on ne laisserait pas de partager toujours les années en trois cent soixante-cinq jours, et les jours en vingt-quatre heures. Ainsi, sans vivre plus que nous ne vivons présentement, on vivrait plus d'années; et au contraire, que la Terre s'éloigne du Soleil, on vivra moins d'années que nous, et on ne vivra pas moins. Il y a beaucoup d'apparence, dit-elle, que quand cela serait, de longues suites de siècles ne produiraient que de bien petites différences. J'en conviens, répondis-je; la conduite de la nature n'est pas brusque, et sa méthode est d'amener tout par des degrés qui ne sont sensibles que dans les changements fort prompts et fort aisés. Nous ne sommes presque capables de nous apercevoir que de celui des saisons; pour les autres, qui se font avec une certaine lenteur, ils ne manquent guère de nous échapper. Cependant tout est dans un branle perpétuel, et par conséquent tout change; et il n'y a pas jusqu'à une certaine demoiselle que l'on a vue dans la Lune avec des lunettes, il y a peut-être quarante ans, qui ne soit considérablement vieillie. Elle avait un assez beau visage; ses joues se sont enfoncées, son nez s'est allongé, son front et son menton se sont avancés, de sorte que tous ses agréments sont évanouis, et que l'on craint même pour ses jours.
Que me contez-vous là ? interrompit la Marquise. Ce n'est point une plaisanterie, repris-je. On apercevait dans la Lune une figure particulière qui avait de l'air d'une tête de femme qui sortait d'entre des rochers, et il est arrivé du changement dans cet endroit-là. Il est tombé quelques morceaux de montagnes, et ils ont laissé à découvert trois pointes qui ne peuvent plus servir qu'à composer un front, un nez, et un menton de vieille. Ne semble-t-il pas, dit elle, qu'il y ait une destinée malicieuse qui en veuille particulièrement à la beauté ? ç'a été justement cette tête de demoiselle qu'elle a été attaquer sur toute la Lune. Peut être qu'en récompense, répliquai-je, les changements qui arrivent sur notre Terre embellissent quelque visage que les gens de la Lune y voient; j'entends quelque visage à la manière de la Lune, car chacun transporte sur les objets les idées dont il est rempli. Nos astronomes voient sur la Lune des visages de demoiselles, il pourrait être que des femmes, qui observeraient, y verraient de beaux visages d'hommes. Moi, .Madame, je ne sais si je ne vous y verrais point. J'avoue, dit-elle, que je ne pourrais pas me défendre d'être obligée à qui me trouverait là; mais je retourne à ce que vous me disiez tout à l'heure; arrive-t-il sur la Terre des changements considérables ?
Il y a beaucoup d'apparence, répondis-je, qu'il en est arrivé. Plusieurs montagnes, élevées et fort éloignées de la mer, ont de grands lits de coquillages, qui marquent nécessairement que l'eau les a autrefois couvertes. Souvent, assez loin encore de la mer, on trouve des pierres, ou sont des poissons pétrifiés. Qui peut les avoir mis là, si la mer n'y a pas été ? Les fables disent qu'Hercule sépara avec ses deux mains deux montagnes nommées Calpé et Abyla, qui étant situées entre l'Afrique et l'Espagne, arrêtaient l'océan, et qu'aussitôt la mer entra avec violence dans les terres, et fit ce grand golfe qu'on appelle la Méditerranée. Les fables ne sont point tout à fait des fables, ce sont des histoires des temps reculés, mais qui ont été défigurées, ou par l'ignorance des peuples, ou par l'amour qu'ils avaient pour le merveilleux, très anciennes maladies des hommes. Qu'Hercule ait séparé deux montagnes avec ses deux mains, cela n'est pas trop croyable; mais que du temps de quelque Hercule, car il y en a cinquante, l'Océan ait enfoncé deux montagnes plus faibles que les autres, peut-être à l'aide de quelque tremblement de terre, et se soit jeté entre l'Europe et l'Afrique, je le croirais sans beaucoup de peine. Ce fut alors une belle tache que les habitants de la Lune virent paraître tout à coup sur notre Terre; car vous savez, Madame, que les mers sont des taches. Du moins l'opinion commune est que la Sicile a été séparée de l'Italie, et Chypre de la Syrie; il s'est quelquefois formé de nouvelles îles dans la mer; des tremblements de terre ont abîmé des montagnes, en ont fait naître d'autres, et ont changé le cours des rivières; les philosophes nous font craindre que le royaume de Naples et la Sicile, qui sont des terres appuyées sur de grandes voûtes souterraines remplies de soufre, ne fondent queîur, quand les voûtes ne seront plus assez fortes pour résister aux feux qu'elles renferment et qu'elles exhalent présentement par des soupiraux tels que le Vésuve et l'Etna. En voilà assez pour diversifier un peu le spectacle que nous dîaux gens de la Lune.
J'aimerais bien mieux, diîrquise, que nous les ennuyassions en leur donîujours le même, que de les divertir par des provinces abîmées.
Cela ne serait encore rien, repris-je, en comparaison de ce qui se passe dans Jupiter. Il paraît sur sa surface comme des bandes, dont il serait enveloppé, et que l'on distingue les unes des autres, ou des intervalles qui sont entre elles, par les différents degrés de clarté ou d'obscurité. Ce sont des terres et des mers, ou enfin de grandes parties de la surface de Jupiter, aussi différentes entre elles. tantôt ces bandes s'étrécissent, tantôt elles s'élargissent; elles s'interrompent quelquefois, et se réunissent ensuite; il s'enîde nouvelles en divers endroits, et il s'en efface, et tous ces changements, qui ne sont sensibles qu'à nos meilleuîettes, sont en eux-mêmes beaucoup plus considérables que si notre Océan inondait toute la terre ferme, et laissait en sa place de nouveaux continents. A moins que les habitants de Jupiter ne soient amphibies, et qu'ils ne vivent également sur la terre et dans l'eau, je ne sais pas trop bien ce qu'ils deviennent. On voit aussi sur la surface de Mars de grands changements, et même d'un mois à l'autre. En aussi peu de temps, des mers couvrent de grands continents, ou se retirent par un flux et reflux Infiniment plus violent que le nôtre, ou du moins c'est quelque chose d'équivalent. Notre planète est bien tranquille auprès de ces deux-là, et nous avons grand sujet de nous en louer, et encore plus s'il est vrai qu'il y ait eu dans Jupiter des pays grands comme toute l'Europe embrasés. Embrasés ! s'écria la Marquise. Vraiment ce serait-là une nouvelle considérable ! Très considérable, répondis-je. On a vu dans Jupiter, il y a peut-être vingt ans, une longue lumière plus éclatante que le reste de la planète. Nous avons eu ici des déluges, mais rarement, peut-être que dans Jupiter ils ont, rarement aussi, de grands incendies, sans préjudice des déluges qui y sont communs. Mais quoi qu'il en soit, cette lumière de Jupiter n'est nullement comparable à une autre, qui selon les apparences, est aussi ancienne que le monde, et que l'on n'avait pourtant jamais vu. Comment une lumière fait-elle pour se cacher ? dit elle. Il faut pour cela une adresse singulière.
Celle-là, repris-je, ne paraît que dans le temps des crépuscules, de sorte que le plus souvent ils sont assez longs et assez forts pour la couvrir et que, quand ils peuvent la laisser paraître, ou les vapeurs de l'horizon la dérobent, ou elle est si peu sensible, qu'à moins que d'être fort exact, on la prend pour les crépuscules mêmes. Mais enfin depuis trente ans on l'a démêlée sûrement, et elle a fait quelque temps les délices des astronomes, dont la curiosité avait besoin d'être réveillée par quelque chose d'une espèce nouvelle; ils eussent eu beau découvrir îelles planètes subalternes, ils n'en étaient presque plus touchés; les deux dernières lunes de Saturne, par exemple, ne les ont pas charméîavis, comme avaient fait les satellites ou les lunes de Jupiter; on s'accoutume à tout. On voit donc un mois devant et après l'équinoxe de Mars, lorsque le Soleil est couché et le crépuscule fini, une certaine lumière blanchâtre qui ressemble à une queue de comète. On la voit avant le lever du soleil, et avant le crépuscule vers l'équinoxe de septembre, et on la voit soir et matin vers le solstice d'hiver; hors de là elle ne peut, comme je viens de vous dire, se dégager des crépuscules, qui ont trop de force et de durée; car on suppose qu'elle subsiste toujours et l'apparence y est tout entière. On commence à conjecturer qu'elle est produite par quelque grand amas de matière un peu épaisse qui environne le Soleil jusqu'à une certaine étendue; la plupart de ses rayons percent cette enceinte, et viennent à nous en ligne droite, mais il y en a qui, allant donner contre la surface intérieure de cette matière, en sont renvoyés vers nous, et y arrivent lorsque les rayons sont directs, ou ne peuvent pas encore y arriver le matin, ou ne peuvent plus y arriver le soir. Comme ces rayons réfléchis partent de plus haut que les rayons directs, nous devons les avoir plutôt, et les perdre plus tard.
Sur ce pied-là, je dois me dédire de ce que je vous avais dit, que la Lune ne devait point avoir de crépuscules, faute d'être environnée d'un air épais ainsi que la Terre. Elle n'y perdra rien, ses crépuscules lui viendront de cette espèce d'air épais qui environne le Soleil, et qui en renvoie les rayons dans des lieux où ceux qui partent directement de lui ne peuvent aller. Mais ne voilà-t-il pas aussi, dit la Marquise, des crépuscules assurés pour toutes les planètes, qui n'auront pas besoin d'être enveloppées chacune d'un air grossier, puisque celui qui enveloppe le Soleil seul peut faire cet effet-là pour tout ce qu'il y a de planètes dans le tourbillon ? Je croirais assez volontiers que la nature, selon le penchant que je lui connais à l'économie, ne se serait servie que de ce seul moyen. Cependant, répliquai-je, malgré cette économie, il y aurait à l'égard de notre Terre deux causes de crépuscules, dont l'une, qui est l'air épais du Soleil, serait assez inutile, et ne pourrait être qu'un objet de curiosité pour les habitants de l'observatoire ; mais il faut tout dire, il se peut qu'il n'y ait que la Terre qui pousse hors de soi des vapeurs et des exhalaisons assez grossières pour produire des crépuscules, et la nature aura eu raison de pourvoir par un moyen général aux besoins de toutes les autres planètes, qui seront, pour ainsi dire, plus pures, et dont les évaporations seront plus subtiles. Nous sommes peut-être ceux d'entre tous les habitants des mondes de notre tourbillon à qui il fallait donner à respirer l'air le plus grossier et le plus épais. Avec quel mépris nous regarderaient les habitants des autres planètes, s'ils savaient cela ?
Ils auraient tort, dit la Marquise, on n'est pas à mépriser pour être enveloppé d'un air épais, puisque le Soleil lui-même en a un qui l'enveloppe. Dites-moi, je vous prie, cet air n'est-il point produit par de certaines vapeurs que vous m'avez dites autrefois qui sortaient du Soleil, et ne sert-il point à rompre la première force des rayons, qui aurait peut-être été excessive ? Je conçois que le Soleil pourrait être naturellement voilé, pour être plus proportionné à nos usages. Voilà, Madame, répondis-je, un petit commencement de système que vous avez fait assez heureusement. On y pourrait ajouter que ces vapeurs produiraient des espèces de pluies qui retomberaient dans le Soleil pour le rafraîchir, de la même manière que l'on jette quelquefois de l'eau dans une forge dont le feu est trop ardent. Il n'y a rien qu'on ne doive présumer de l'adresse de la nature ; mais elle a une autre sorte d'adresse toute particulière pour se dérober à nous, et on ne doit pas s'assurer aisément d'avoir deviné sa manière d'agir, ni ses desseins. En fait des découvertes nouvelles, il ne se faut pas trop presser de raisonner, quoiqu'on en ait toujours assez d'envie, et les vrais philosophes sont comme les éléphants, qui en marchant ne posent jamais le second pied à terre, que le premiîsoit bien affermi. La comparaison me paraît d'autant plus juste, interrompit-elle, que le mérite de ces deux espèces, éléphants et philosophes, ne consiste nullement dans les agréments extérieurs. Je consens que nous imitions le jugement des uns et des autres ; apprenez-moi encore quelques-unes des dernières découvertes, et je vous promets de ne point faire de système précipité.
Je viens de vous dire, répondis-je, toutes les nouvelles que je sais du ciel, et je ne crois pas qu'il y en ait de plus fraîches. Je suis bien fâché qu'elles ne soient pas aussi surprenantes et aussi merveilleuses que quelques observations que je lisais l'autre jour dans un abrégé des Annales de la Chine, écrit en latin. On y voit des mille étoiles à la fois qui tombent du ciel dans la mer avec un grand fracas, ou qui se dissolvent, et s'en vont en pluie ; cela n'a pas été vu pour une fois à la Chine, j'ai trouvé cette observation en deux temps assez éloignés, sans compter une étoile qui s'en va crever vers l'Orient, comme une fusée, toujours avec grand bruit. Il est fâcheux que ces spectacles-là soient réservés pour la Chine, et que ces pays-ci n'en aient jamais eu leur part. Il n'y a pas longtemps que tous nos philosophes se croyaient fondés en expérience pour soutenir que les cieux et tous les corps célestes étaient incorruptibles, et incapables de changement, et pendant ce temps-là d'autres hommes à l'autre bout de la Terre voyaient des étoiles se dissoudre par milliers, cela est assez différent. Mais, dit- elle, n'ai-je pas toujours ouï dire que les Chinois étaient de si grands astronomes ? Il est vrai repris-je, mais les Chinois y ont gagné à être séparés de nous par un long espace de terre, comme les Grecs et les Romains à en être séparés par une longue suite de siècles, tout éloignement est en droit de nous imposer. En vérité je crois toujours, de plus en plus, qu'il y a un certain génie qui n'a point encore été hors de notre Europe, ou qui du moins ne s'en est pas beaucoup éloigné. Peut-être qu'il ne lui est pas permis de se répandre dans une grande étendue de terre à la fois, et que quelque fatalité lui prescrit des bornes assez étroites. Jouissons-en tandis que nous le possédons ; ce qu'il a de meilleur, c'est qu'il ne se renferme pas dans les sciences et dans les spéculations sèches, il s'étend avec autant de succès jusqu'aux choses d'agrément, sur lesquelles je doute qu'aucun peuple nous égale. Ce sont celles-là, Madame, auxquelles il vous appartient de vous occuper, et qui doivent composer toute votre philosophie.