Le Comte voulut me donner toute la nuit pour vaquer à la prière ; et le lendemain, dès le point du jour, il me fit savoir par un billet qu'il viendrait chez moi sur les huit heures ; et que si je le voulais bien, nous irions faire un tour ensemble. Je l'attendis, il vint, et après les civilités réciproques ;: - Allons, me dit-il à quelque lieu où nous soyons libres, et où personne ne puisse interrompre notre entretien. - Ruel, lui dis-je, me paraît assez agréable et assez solitaire. - Allons-y, reprit-il. Nous montâmes en son carrosse. Durant le chemin j'observais mon nouveau maître. Je n'ai jamais remarqué en personne un si grand fond de satisfaction qu'il en paraissait en toutes les manières. Il avait l'esprit plus tranquille et plus libre qu'il ne me semblait qu'un sorcier le put avoir. Tout son air n'était point d'un homme à qui la conscience reprochât rien de noir, "j'avais une merveilleuse impatience de le voir entrer en matière ; ne pouvant comprendre comment un homme, qui me paraissait si judicieux et si accompli en toute autre chose, s'était gâté l'esprit par les visions dont j'avais connu le jour précédent qu'il était blessé. Il me parla divinement de la politique, et fut ravi d'entendre que j'avais lu ce que Platon en a écrit. - Vous aurez besoin de tout cela quelque jour, me dit-il, un peu plus que vous ne croyez. Et si nous nous accordons aujourd'hui il n'est pas impossible qu'avec le temps, vous mettiez en usage ces sages maximes. Nous entrions alors à Ruel, nous allâmes au jardin, le comte dédaigna en admirer les beautés et marcha droit au labyrinthe.
Voyant que nous étions aussi seuls qu'il le pouvait désirer : - Je loue, s'écria-t-il levant les yeux et les bras au ciel, je loue la Sagesse éternelle de ce qu'elle m'inspire de ne vous rien cacher de ses vérités ineffables. Que vous serez heureux mon fils, si elle a la bonté de mettre dans votre âme les dispositions que ces hauts mystères demandent de vous? Vous allez apprendre à commander à toute la Nature ; Dieu seul sera votre maître, et les Sages seuls seront vos égaux. Les suprêmes intelligences feront gloire d'obéir à vos désirs ; les démons n'oseront se trouver où vous serez; votre voix les fera trembler dans le puits de l'abîme, et tous les peuples invisibles, qui habitent les quatre éléments s'estimeront heureux d'être les ministres de vos plaisirs. Je vous adore, o grand Dieu d'avoir couronné l'homme de tant de gloire, et de l'avoir établi souverain monarque de tous les ouvrages de vos mains. Sentez vous, mon fils ajouta-t-il se tournant vers moi sentez-vous cette ambition héroïque, qui est le caractère certain des Enfants de Sagesse ? osez-vous désirer de ne servir qu'à Dieu seul, et de dominer sur tout ce qui n'est point Dieu ? Avez-vous compris ce que c'est qu'être homme ? et ne vous ennuie-t-il point d'être esclave, puisque vous êtes né pour être souverain ? Et si vous avez ces nobles pensées (comme la figure de voue nativité ne me permet pas d'en douter), considérez mûrement si vous aurez le courage et la force de renoncer à toutes les choses qui peuvent vous être un obstacle à parvenir à l'élévation pour laquelle vous êtes né ? Il s'arrêta la et me regarda fixement, comme attendant ma réponse, ou comme cherchant à lire dans mon cœur.
Autant que le commencement de son discours m'avait fait espérer que nous entrerions bientôt en matière, autant en désespérais-je par ses dernières paroles. Le mot de renoncer m'effraya, et je ne doutais point qu'il n'allât me proposer de renoncer au baptême ou au paradis. Ainsi ne sachant comment me tirer de ce mauvais pas : - Renoncer, lui dis-je, monsieur, quoi, faut-il renoncer à quelque chose ? - Vraiment, reprit-il, il le faut bien et il le faut si nécessairement qu'il faut commencer par là Je ne sais si vous pourrez vous y résoudre : mais je sais bien que la Sagesse n'habite point dans un corps sujet au péché, comme elle n'entre point dans une âme prévenue d'erreur ou de malice. Les Sages ne vous admettront jamais à leur compagnie, si vous ne renoncez dès à présent à une chose qui ne peut compatir avec la Sagesse. Il faut, ajouta-t-il tout bas en se baissant à mon oreille, il faut renoncer à tout commerce charnel avec les femmes.
Je fis un grand éclat de rire à cette bizarre proposition. - Vous m'avez monsieur, m'écriais-je, vous m'avez quitté pour peu de chose. J'attendais que vous me proposeriez quelque étrange renonciation : mais puisque ce n'est qu'aux femme que vous en voulez l'affaire est faite dès longtemps, je suis assez chaste, Dieu merci ? Cependant, monsieur, comme Salomon &ait plus sage que je ne serai peut-être ; et que toute sa sagesse ne pût l'empêcher de se laisser corrompre, dites-moi, s'il vous plaît, quel expédient vous prenez vous autres messieurs pour vous passer de ce sexe-là ? et quel inconvénient il y aurait que dans le paradis des Philosophes chaque Adam eût son éve.
- Vous me demandez là de grandes choses, repartit-il en consultant en lui-même s'il devait répondre à ma question. Pourtant, puisque je vois que vous vous détacherez des femmes sans peine, je vous dirai l'une des raisons qui ont obligé les Sages d'exiger cette condition de leurs disciples : et vous connaîtrez dès là dans quelle ignorance vivent tous ceux qui ne sont pas de notre nombre."
Quand vous serez enrôlé parmi les Enfants des Philosophes, et que vos yeux seront fortifiés par l'usage de la très sainte médecine, vous découvrirez d'abord que les éléments sont habités par des créatures très parfaites, dont le péché du malheureux Adam a ôté la connaissance et le commerce à sa trop malheureuse postérité. Cet espace immense qui est entre la terre et les cieux a des habitants bien plus nobles que les oiseaux et les moucherons; ces mers si vastes ont bien d'autres hôtes que les dauphins et les baleines; la profondeur de la terre n'est pas pour les taupes seules; et l'élément du feu plus noble que les trois autres, n'a pas été fait pour demeurer inutile et vide."
L'air est plein d'une innombrable multitude de peuples de figure humaine, un peu fiers en apparence mais dociles en effet : grands amateurs des sciences subtiles, officieux aux Sages, et ennemis des fous et des ignorants. Leurs femmes et leurs filles sont des beautés mâles telles qu'on dépeint les amazones. - Comment, monsieur, m'écriais-je, est-ce que vous voulez me dire que ces lutins-là sont mariés ?
- Ne vous gendarmez pas, mon fils, pour si peu de chose, répliqua-t-il. Croyez que tout ce que je vous dis est solide et vrai; ce ne sont ici que les éléments de l'ancienne cabale, et il ne tiendra qu'à vous de le justifier par vos propres yeux : mais recevez avec un esprit docile la lumière que Dieu vous envoie par mon entremise. Oubliez tout ce que vous pouvez avoir ouï sur ces matières dans les écoles des ignorants : ou vous auriez le déplaisir, quand vous seriez convaincu par l'expérience, d'être obligé d'avouer que vous vous êtes opiniâtré mal à propos."
Ecoutez donc jusqu'à la fin, et sachez que les mers et les fleuves sont habités de même que l'air ; les anciens Sages ont nommé Ondins, ou Nymphes, cette espèce de peuples. Ils sont peu de mâles, et les femmes y sont en grand nombre ; leur beauté est extrême, et les filles des hommes n'ont rien de comparable."
La terre est remplie presque jusqu'au centre de Gnomes gens de petite stature, gardiens des trésors des minières, et des pierreries. ceux-ci sont ingénieux amis de l'homme et faciles à commander. Ils fournissent aux Enfants des Sages tout l'argent qui leur est nécessaire, et ne demandent guère, pour prix de leur service, que la gloire d'être commandés. Les Gnomides, leurs femmes, sont petites, mais fort agréables et leur habit est fort curieux."
Quant aux Salamandres, habitants enflammés de la région du feu ils servent aux Philosophes : mais ils ne recherchent pas avec empressement leur compagnie ; et leurs filles et leurs femmes se font voir rarement. - Elles ont raison, interrompis-je, et je les tiens quittes de leur apparition. - Pourquoi ? dit le comte. - Pourquoi, monsieur, repris-je, et qu'ai-je affaire de converser avec une aussi laide bête que la salamandre mâle ou femelle ? - Vous avez tort répliqua-t-il, c'est l'idée qu'en ont les peintres et les sculpteurs ignorants ; les femmes des salamandres sont belles, et plus belles même que toutes les autres puisqu'elles sont d'un élément plus pur. Je ne vous en parlais pas, et je passais succinctement la description de ces peuples, parce que vous les verrez vous-même à loisir et facilement si vous en avez la curiosité. Vous verrez leurs habits, leurs vivres, leurs mœurs, leur police, leurs lois admirables. Vous serez charmé de la beauté de leur esprit encore plus que de celle de leur corps : mais vous ne pourrez vous empêcher de plaindre ces misérables, quand ils vous diront que leur âme est mortelle, et qu'ils n'ont point d'espérance en la jouissance éternelle de l'Etre suprême qu'ils connaissent et qu'ils adorent religieusement. Ils vous diront, qu'étant composés des plus pures parties de l'élément qu'ils habitent, et n'ayant point en eux de qualités contraires, puisqu'ils ne sont faits que d'un élément, ils ne meurent qu'après plusieurs siècles : mais qu'est ce que le temps au prix de l'éternité ? Il faudra rentrer éternellement dans le néant. Cette pensée les afflige fort, et nous avons bien de la peine à les en consoler."
Nos Pères les Philosophes parlant à Dieu face à face se plaignirent à lui du malheur de ces peuples : et Dieu de qui la miséricorde est sans bornes, leur révéla qu'il n'était pas impossible de trouver du remède à ce mal. Il leur inspira que de même que l'homme, par l'alliance qu'à a contractée avec Dieu a été fait participant de la Divinité : les Sylphes, les Gnomes les Nymphes et les salamandres, par l'alliance qu'ils peuvent contracter avec l'homme, peuvent être faits participants de l'immortalité. Ainsi une Nymphe ou une sylphide devient immortelle et capable de la béatitude à laquelle nous aspirons, quand elle est assez heureuse pour se marier à un Sage ; et un Gnome ou un Sylphe cesse d'être mortel du moment qu'il épouse une de nos filles."
De là naquit l'erreur des premiers siècles, de Tertullien, du martyr Justin, de Lactance, Cyprien, Clément d'Alexandrie, d'Athénagore philosophe chrétien, et généralement de tous lesécrivains de ce temps-là. Ils avaient appris que ces demi hommes élémentaires avaient recherché le commerce des filles ; et ils ont imaginé de là que la chute des anges n'était venue que de l'amour dont ils s'étaient laissé toucher pour les femmes. Quelques Gnomes, désireux de devenir immortels avaient voulu gagner les bonnes grâces de nos filles et leur avaient apporté des pierreries dont ils sont gardiens naturels ; et ces auteurs ont cru s'appuyant sur le livre d'Enoch mal entendu, que c'étaient les pièges que les anges amoureux avaient tendus à la chasteté de nos femmes. Au commencement ces Enfants du ciel engendrèrent les géants fameux, s'étant fait aimer aux filles des hommes, et les mauvais cabalistes Joseph et Philon (comme tous les Juifs sont ignorants), et après eux tous les auteurs que j'ai nommés tout à l'heure, ont dit aussi bien qu'Origéne et Macrobe que c'étaient des anges et n'ont pas su que c'étaient les Sylphes et les autres peuples des éléments qui, sous le nom d'enfants d'Eloym, sont distingués des enfants des hommes. De même ce que le sage Augustin a eu la modestie de ne point décider, touchant les poursuites que, ceux qu'on appelait Faunes ou Satyres, faisaient aux Africains de son temps, est éclairci par ce que je viens de dire, du désir qu'ont tous ces habitants des éléments de s'allier aux hommes comme du seul moyen de parvenir à l'immortalité qu'ils n'ont pas."
Ah ! nos Sages n'ont garde d'imputer à l'amour des femmes la chute des premiers anges; non plus que de soumettre assez les hommes à la puissance du démon, pour lui attribuer toutes les aventures des Nymphes et des Sylphes, dont tous les historiens sont remplis. Il n'y eut jamais rien de criminel en tout cela. C'étaient des Sylphes qui cherchaient à devenir immortels. Leurs innocentes poursuites, bien loin de scandaliser les Philosophes, nous ont paru si justes que nous avons tous résolu, d'un commun accord, de renoncer entièrement aux femmes et de ne nous adonner qu'à immortaliser les Nymphes et les Sylphides.
- O Dieu, me récriais-je qu'est-ce que j'entends ? Jusqu'où va la f... - Oui, mon fils, interrompit le comte, admirez jusqu'où va la félicité philosophique ! Pour des femmes dont les faibles appas se passent en peu de jours, et sont suivis de rides horribles les Sages possèdent des beautés qui ne vieillissent jamais et qu'ils ont la gloire de rendre immortelles. Jugez de l'amour et de la reconnaissance de ces maîtresses invisibles et de quelle ardeur elles cherchent à plaire au Philosophe charitable, qui s'applique à les immortaliser.
Ah ! monsieur, je renonce, m'écriais-je encore une fois - oui, mon fils, poursuivit-il derechef sans me donner le loisir d'achever. Renoncez aux inutiles et fades plaisirs qu'on peut trouver avec les femmes ; la plus belle d'entre elles est horrible auprès de la moindre Sylphide : aucun dégoût ne suit jamais nos sages embrassements. Misérables ignorants, que vous êtes à plaindre de ne pouvoir pas goûter les voluptés philosophiques.
- Misérable comte de Gabalis, interrompis-je d'un accent mêlé de colère et de compassion, me laisserez-vous dire enfin que je renonce à cette sagesse insensée, que je trouve ridicule cette visionnaire philosophie, que je déteste ces abominables embrassements qui vous mêlent à des fantômes ; et que je tremble pour vous, que quelqu'une de vos prétendues Sylphides ne se hâte de vous emporter dans les enfers au milieu de vos transports, de peur qu'un aussi honnête homme que vous ne s'aperçoive à la fin de la folie de ce zèle chimérique, et ne fasse pénitence d'un crime si grand.
- Oh ! oh répondit-il en reculant de trois pas et me regardant d'un œil colère, malheur à vous, esprit indocile. son
action m'effraya je l'avoue ; mais ce fut bien pis, quand je vis que s'éloignant de moi il tira de sa poche un papier,
que j'entrevoyais de loin, qui était assez plein de caractères que je ne pouvais bien discerner. Il lisait
attentivement, se chagrinait et parlait bas. Je crus qu'ilévoquait quelques esprits pour ma ruine, et je me repentis
un peu de mon zèle inconsidéré." Si j'échappe à cette aventure, disais-je, jamais cabaliste ne me fera rien." Je
tenais les yeux sur lui comme sur un juge qui m'allait condamner à mort, quand je vis que son visage redevint serein.
- Il vous est dur, me dit-il en riant et revenant à moi, il vous est dur de regimber contre l'aiguillon.
Vous êtes
un vaisseau d'élection. Le ciel vous a destiné pour être le plus grand cabaliste de votre siècle. Voici la figure de
voue nativité qui ne peut manquer. Si ce n'est pas maintenant et par mon
entremise, ce sera quand il plaira à
votre Saturne rétrograde.
- Ah si j'ai à devenir Sage, lui dis-je, ce ne sera jamais que par l'entreprise du grand Gabalis ; mais à parler franchement, j'ai bien peur qu'il sera malaisé, que vous puissiez me fléchir à la galanterie philosophique. - Serait ce, repartit-il, que vous seriez assez mauvais physicien pour n'être pas persuadé de l'existence de ces peuples ? - je ne sais, repris-je, mais il me semblerait toujours que ce ne serait que lutins travestis. - En croirez-vous toujours plus à votre nourrice, me dit-il, qu'à la raison naturelle, qu'à Platon, Pythagore, Celse, Psellus, Procle, Porphyre, Jamblique, Plotin, Trismegiste, Nollius, Dornée, Fludd, qu'au grand Philipe-Aureole-Théophraste-Bombast Paracelse de Honeinhem et qu'à tous nos compagnons.
- Je vous en croirais, monsieur, répondis-je, autant et autant et plus que tous ces gens-là : mais mon cher monsieur, ne pourriez-vous pas ménager avec vos compagnons que je ne serai pas obligé de me fondre en tendresse avec ces demoiselles élémentaires. - Hélas, reprit-il, vous êtes libre sans doute, et on n'aime pas si on ne veut ; peu de Sages ont pû se défendre de leurs charmes : mais il s'en est pourtant trouvé qui, se réservant tout entiers à de plus grandes choses (comme vous saurez avec le temps), n'ont pas voulu faire cet honneur aux Nymphes. - Je serai donc de ce nombre, repris-je, aussi bien ne saurais-je me résoudre à perdre le temps aux cérémonies que j'ai ouï dire à un prélat, qu'il faut pratiquer, pour le commerce de ces génies. - Ce prélat ne savait ce qu'il disait, dit le comte, car vous verrez un jour que ce ne sont pas là des génies ; et d'ailleurs jamais Sage n'employa ni cérémonies, ni superstition pour la familiarité des génies, non plus que pour les peuples que nous parlons.
- Le cabaliste n'agit que par les principes de la Nature : et si quelquefois, on trouve dans nos livres des paroles étranges, des caractères et des fumigations, ce n'est que pour cachet aux ignorants les principes physiques. Admirez la simplicité de la Nature en toutes ses opérations les plus merveilleuses, et dans cette simplicité une harmonie et un concert si grand, si juste, et si nécessaire qu'il vous fera revenir, malgré vous, de vos faibles imaginations. Ce que je vais vous dire, nous l'apprenons à ceux de nos disciples, que nous ne voulons pas laisser tout à fait entrer dans le sanctuaire de la Nature, et que nous ne voulons pourtant point priver de la société des peuples élémentaires, pour la compassion que nous avons de ces mêmes peuples."
Les Salamandres, comme vous l'avez déjà peut-être compris, sont composés des plus subtiles parties de la sphère du Feu, conglobées et organisées par l'action du feu universel (dont je vous entretiendrai quelque jour), ainsi appelé parce qu'il est le principe de tous les mouvements de la Nature. Les Sylphes de même sont composés des plus purs atomes de l'air, les Nymphes, des plus déliées parties de l'eau ; et les Gnomes, des plus subtiles parties de la Terre. Il y avait beaucoup de proportion entre Adam et ces créatures si parfaites, parce qu'étant composé de ce qu'il y avait de plus pur dans les quatre éléments, il renfermait les perfections de ces quatre espèces de peuples, et était leur roi naturel. Mais dès lors que son péché l'eut précipité dans les excréments des éléments (comme vous verrez quelque autre fois), l'harmonie fut déconcertée, et il n'eut plus de proportion, étant impur et grossier, avec ces substances si pures et si subtiles. Quel remède à ce mal ? Comment remonter ce luth, et recouvrer cette souveraineté perdue ? O Naturel pourquoi t'étudie-t-on si peu ? Ne comprenez-vous pas, mon fils, avec quelle simplicité la Nature peut rendre à l'homme ces biens qu'il a perdus ?
- Hélas ! Monsieur, répliquais-je, je suis très ignorant en toutes ces simplicités-là. - Il est pourtant bien aisé d'y être savant, reprit-il.
Si on veut recouvrer l'empire sur les Salamandres, il faut purifier et exalter l'élément du feu qui est en nous et relever le ton de cette corde relâchée. Il n'y a qu'à concentrer le feu du monde par des miroirs concaves dans un globe de verre ; et c'est ici l'artifice que tous les Anciens ont caché religieusement et que le divin Théophraste a découvert. Il se forme dans ce globe une poudre solaire, laquelle s'étant purifiée d'elle-même, du mélange des autres éléments et étant préparée selon l'art, devient en fort peu de temps souverainement propre à exalter le feu qui est en nous, et à nous faire devenir, par manière de dire, de nature ignée. Dès lors les habitants de la sphère du feu deviennent nos inférieurs et, ravis de voir rétablir notre mutuelle harmonie et que nous nous soyons rapprochés d'eux, ils ont pour nous toute l'amitié qu'ils ont pour leurs semblables, tout le respect qu'ils doivent à l'image et au lieutenant de leur créateur, et tous les soins dont les peut faire aviser le désir d'obtenir de nous l'immortalité qu'ils n'ont pas. Il est ;rai que, comme ils sont plus subtils que ceux des autres éléments, ils vivent très longtemps, ainsi, ils ne se pressent pas d'exiger des Sages l'immortalité. Vous pourriez vous accommoder de quelqu'un de ceux-là, mon fils, si l'aversion que vous m'avez témoignée vous dure jusqu'à la fin peut-être ne vous parlerait-il jamais de ce que vous craignez tant."
Il n'en serait pas de même des Sylphes, des Gnomes et des Nymphes. Comme ils vivent moins de temps, ils ont plutôt affaire de nous : aussi leur familiarité est plus aisée à obtenir. Il n'y a qu'à fermer un verre plein d'air conglobé d'eau ou de terre et le laisser exposé au soleil un mois. Puis séparer les éléments selon la science; ce qui surtout est très facile en l'eau et en la terre. Il est merveilleux quel aimant c'est que chacun de ces éléments purifiés pour attirer Nymphes, Sylphes et Gnomes. On n'en a pas pris si peu que rien tous les jours pendant quelques mois, que l'on voit dans les airs la république volante des Sylphes, les Nymphes venir en foule au rivage et les gardiens des trésors étaler leurs richesses. Ainsi sans caractères sans cérémonies, sans mots barbares, on devient absolu sur tous ces peuples. Ils n'exigent aucun culte du Sage, qu'ils savent bien qui est plus noble qu'eux. Ainsi la vénérable Nature apprend à ses enfants à réparer leséléments par les éléments. Ainsi se rétablit l'harmonie. Ainsi l'homme recouvre son empire naturel et peut tout dans les éléments, sans démon et sans art illicite. Ainsi vous voyez, mon fils, que les Sages sont plus innocents que vous ne pensez. Vous ne me dites rien...
- Je vous admire, monsieur, lui dis-je, et je commence à craindre que vous ne me fassiez devenir distillateur. - Ah Dieu vous en garde, mon enfant, s'écria-t-il, ce n'est pas à ces bagatelles-là que votre nativité vous destine. Je vous défends au contraire de vous y amuser ; je vous ai dit que les Sages ne montrent ces choses qu'à ceux qu'ils ne veulent pas admettre dans leur troupe. Vous aurez tous ces avantages, et d'infiniment plus glorieux et plus agréables, par ces procédés bien autrement philosophiques. Je ne vous ai décrit ces manières que pour vous faire voir l'innocence de cette philosophie et pour vous ôter vos terreurs paniques.
- Grâce à Dieu, monsieur, répondis-je, je n'ai plus tant de peur que j'en avais tantôt. Et quoi que je ne me détermine pas encore à l'accommodement que vous me proposez avec les Salamandres, je ne laisse pas d'avoir la curiosité d'apprendre comment vous avez découvert que ces Nymphes et ces Sylphes meurent,. - Vraiment, répartit-il, ils nous le disent et nous les voyons mourir. - Comment pouvez-vous les voir mourir, répliquais-je, puisque votre commerce les rend immortels ? - cela serait bon, dit-il, si le nombre des Sages égalait le nombre de ces peuples ; outre qu'à y en a plusieurs d'entre eux qui aiment mieux mourir que risquer, en devenant immortels, d'être aussi malheureux qu'ils voient que les démons le sont, c'est le diable qui leur inspire ces sentiments, car il n'y a rien qu'il ne fasse pour empêcher ces pauvres créatures de devenir immortelles par notre alliance. De sorte que je regarde, et vous devez regarder, mon fils, comme une tentation très pernicieuse et comme un mouvement très peu charitable, cette aversion que vous y avez."
Au surplus, pour ce qui regarde la mort dont vous me parlez, qui est-ce qui obligea l'oracle d'Apollon de dire que tous ceux qui parlaient dans les oracles étaient mortels aussi bien que lui, comte Porphyre le rapporte ? Et que pensez-vous que . voulut dire cette voix qui fut entendue dans tous les rivages d'Italie et qui fit tant de frayeur à tous ceux qui se trouvèrent sur la mer ? LE GRAND PAN EST MORT. C'était les peuples de l'air qui donnaient avis aux peuples des eaux que le premier et le plus âgé des Sylphes venait de mourir.
- Lorsque cette voix fut entendue, lui dis-je, il me semble que le monde adorait Pan et les Nymphes. Ces messieurs, dont vous me prêchez le commerce, étaient donc les faux dieux des païens ?
- Il est vrai, mon fils, repartit-il. Les Sages n'ont garde de croire que le démon ait jamais eu la puissance de se faire adorer. Il est trop malheureux et trop faible pour avoir jamais eu ce plaisir et cette autorité. Mais il a pu persuader ces hôtes des éléments de se montrer aux hommes et de se faire dresser des temples ; et par la domination naturelle, que chacun d'eux a sur l'élément qu'il habite, ils troublaient l'air et la mer, ébranlaient la terre et dispensaient les feux du ciel à leur fantaisie, de sorte qu'ils n'avaient pas grand-peine à être pris pour des divinités, tandis que le souverain être négligeât le salut des nations. Riais le diable n'a pas reçu de sa malice tout l'avantage qu'il en espérait, car il est arrivé de là que Pan, les Nymphes et les autres peuples élémentaires, ayant trouvé moyen de changer ce commerce de culte en commerce d'amour (car il vous souvient bien que chez les Anciens, Pan était le roi de ces dieux qu'ils nommaient dieux incubes, et qui recherchaient fort les filles), plusieurs des païens sont échappés au démon et ne brûleront pas dans les enfers.
- Je ne vous entends pas, monsieur, repris-je. - vous n'avez garde de m'entende, continua-t-il en riant et d'un ton moqueur, voici qui vous passe et qui passerait. aussi tous vos docteurs qui ne savent ce que c'est que belle physique. voici le grand mystère de toute cette partie de philosophie qui regarde les éléments, et ce qui sûrement vous ôtera (si vous avez un peu d'autour pour vous-même) cette répugnance si peu philosophique que vous me témoignez tout aujourd'hui. Sachez donc, mon fils (et n'allez pas divulguer ce grand Arcane à quelque indigne ignorant), sachez que, comme les Sylphes acquièrent une âme immortelle par l'alliance qu'ils contractent avec les hommes qui sont prédestinés, de même les hommes qui n'ont point de droit à la gloire éternelle, ces infortunés à qui l'immortalité n'est qu'un avantage funeste pour lesquels le Messie n'a pas été envoyé...
- Vous êtes donc jansénistes aussi messieurs les cabalistes ? interrompts-je. - Nous ne savons ce que c'est, mon enfant, reprit-il brusquement, et nous dédaignons de nous informer en quoi consistent les sectes différentes et les diverses religions dont les ignorants s'infatuent. Nous nous en tenons à l'ancienne religion de nos pères les Philosophes, de laquelle il faudra bien que je vous instruise un jour. Mais pour reprendre notre propos : ces hommes de qui la triste immortalité ne serait qu'une éternelle infortune, ces malheureux enfants, que le Souverain Père a négligés, ont encore la ressource qu'ils peuvent devenir mortels en s'alliant avec les peuples élémentaires. De sorte que vous voyez que les Sages ne risquent rien pour l'éternité ; s'ils sont prédestinés, ils ont le plaisir de mener au ciel (en quittant la prison de ce corps) la Sylphide ou la Nymphe qu'ils ont immortalisée ; et s'ils ne sont pas prédestinés, le commerce de la Sylphide rend leur âme mortelle et les délivre des horreurs de la seconde mort. Ainsi le démon se vit échapper tous les païens qui s'allièrent aux Nymphes. Ainsi les Sages ou les amis des Sages à qui Dieu nous inspire de communiquer quelqu'un des quatre secrets élémentaires (que je vous ai appris à peu près) s'affranchissent du péril d'être damnés. - Sans mentir, monsieur, m'écrirai-je, n'osant le remettre de mauvaise humeur, et trouvant à propos de différer de lui dire à plein mes sentiments, jusqu'à ce qu'il m'eût découvert tous les secrets de sa cabale, que je jugeais bien par cet échantillon devoir être fort bizarres et récréatifs.
Sans mentir vous poussez bien avant la Sagesse Et vous avez eu raison de dire que ceci passerait tous nos docteurs. Je crois même que ceci passerait tous nos magistrats, et que s'ils pouvaient découvrir qui sont ceux qui échappent au démon par ce moyen, comme l'ignorance est inique, ils prendraient les intérêts du diable contre ces fugitifs et leur feraient mauvais paru.
- Aussi est-ce pour cela reprit le comte, que je vous ai recommandé et que je vous recommande saintement le secret. Vos juges sont étranges ! Ils condamnent une action très innocente comme un crime très noir. Quelle barbarie d'avoir fait brûler ces deux prêtres, que le prince de la Mirande dit avoir connus, qui avaient eu chacun sa Sylphide l'espace de quarante ans ! Quelle inhumanité d'avoir fait mourir Jeanne Hervillier qui avait travaillé à immortaliser un Gnome durant trente et six ans ! Et quelle ignorance à Bodin de la traiter de sorcière et de prendre sujet de son aventure, d'autoriser les chimères populaires touchant les prétendus sorciers par un livre aussi impertinent que celui de sa république est raisonnable."
Mais il est tard, et je ne prends pas garde que vous n'avez pas encore mangé. - C'est donc pour vous que vous parlez, monsieur, lui dis-je, car pour moi je vous écouterais jusqu'à demain sans incommodité. - Ah ! pour moi, reprit-il en riant et marchant vers la porte, il paraît bien que vous ne savez guère ce que c'est que Philosophie. Les Sages ne mangent que pour le plaisir et jamais pour la nécessité. - J'avais une idée toute contraire de la Sagesse, répliquai-je, je croyais que le Sage ne dut manger que pour satisfaire à la nécessité. - Vous vous abusiez dit le comte. Combien pensez-vous que nos Sages peuvent durer sans manger ? - Que puis-je savoir ? lui dis-je. Moise et élie s'en passèrent quarante jours, vos Sages sont sans doute quelques jours moins. - Le bel effort que ce serait, reprit-il. Le plus savant homme qui fut jamais, le Divin, le presque adorable Paracelse assure qu'il a vu beaucoup de Sages, avoir passé des vingt années sans manger quoi que ce soit. Lui-même avant qu'être parvenu à la monarchie de la Sagesse, dont nous lui avons justement déféré le sceptre, voulut essayer de vivre plusieurs années en ne prenant qu'un demi scrupule de quintessence solaire. Et si vous voulez avoir le plaisir de faire vivre quelqu'un sans manger, vous n'avez qu'à préparer la terre, comme j'ai dit qu'on peut la préparer pour la société des Gnomes. Cette terre appliquée sur le nombril et renouvelée quand elle est trop sèche, fait qu'on se passe de manger et de boire sans nulle peine : ainsi que le véridique Paracelse dit en avoir fait l'épreuve durant six mois. "
Mais l'usage de la médecine catholique cabalistique nous affranchit bien mieux de toutes les nécessités importunes, à quoi la nature assujettit les ignorants. Nous ne mangeons que quand il nous plaît, et toute la superfluité des viandes s'évanouissant par transpiration insensible, nous n'avons jamais honte d'être hommes. Il se tut alors, voyant que nous étions près de nos gens. Nous allâmes au village prendre un léger repas, suivant la coutume des héros de Philosophie.